— Un quart d’heure, vingt minutes peut-être, sitôt mon frère parti, ce qui ne peut tarder car il doit prendre le train de dix heures quarante-cinq pour Bayonne.

M me Fargeaux quitta brusquement ses mystérieux interlocuteurs et reprenant exactement le chemin qu’elle avait suivi pour venir jusqu’au pavillon de chasse, elle allait se rapprocher du château lorsque soudain elle s’arrêta. La jeune femme regarda instinctivement à ses pieds ; un pâle rayon de lune perçait à ce moment l’obscurité de la nuit et Delphine, non sans surprise, constata que sa jupe était saupoudrée de ce sable blanc et léger qui constitue le sol habituel des terrains où poussent les pins maritimes.

— Après tout, se dit-elle, cela n’a aucune importance.

Mais à ce moment précis, la jeune femme tressaillit et laissa échapper un cri de surprise. L’arbre auquel elle s’était machinalement appuyée venait de trembler, et le sol sur lequel elle marchait avait bougé également. Quelque chose avait été projeté sur elle. C’était encore une pluie légère de sable fin.

Quelques instants plus tard, Delphine faisait mine d’entrer dans l’étable, pour en sortir bruyamment et faire croire à son mari, comme à son frère, qu’elle y était restée tout le temps de son absence. Au même moment, elle entendit le grelot du tilbury que le domestique amenait devant le perron. La voiture s’arrêta à peine devant la porte du château, Martial bondit dedans, prit des mains du cocher les rênes, fouetta le cheval et partit, criant comme adieu à son beau-frère :

— Je suis trop en retard pour prendre congé de Delphine, vous l’embrasserez pour moi.

— Soyez tranquille, répondit Timoléon, embrasser ma femme, c’est mon affaire.

Et le gros homme, nullement préoccupé par l’absence de son épouse, ralluma sa pipe, cependant que Delphine écoutait, dissimulée le long du mur, dans l’ombre.

2 – MORDU ?

— Eh adieu, monsieur Peyrat !

— Eh adieu, madame Labourès ! Autrement, aujourd’hui, vous allez bien ?

— Pas trop mal, monsieur Peyrat. Mais j’ai tout de même bien du souci. C’est pour Saturnin que je viens vous voir.

— Qu’a-t-il donc, le cher enfant ?

— Vous allez me le dire.

M me Labourès se retourna, traversa à grandes enjambées, les deux poings sur les hanches, la petite boutique de M. Peyrat, autorité du village où il exerçait les fonctions de pharmacien depuis bien près de vingt ans :

— Saturnin, appela M me Labourès, viens donc. Entre, pas « moinsse », M. Peyrat ne te mangera pas.

Mais, arrivée sur le seuil de la boutique, M me Labourès s’arrêtait, décontenancée :

— Bon, voilà que le Saturnin a encore disparu. « Décidémeng », cet enfant me fera manger les sangs.

M. Peyrat, par sympathie, avait quitté le comptoir derrière lequel il passait ses journées entières, occupé à somnoler ou à projeter de grandes réformes politiques. Il rejoignit sa cliente. Lui aussi, appela :

— Saturnin, allons, Saturnin, viens donc ! Je te donnerai des réglisses !

En vain.

La boutique était construite au seuil même du petit village de Beylonque. C’était la dernière maison habitée de l’unique rue. Tout près, recommençaient les pignadas, les énormes bois de pins, au sol feutré par les aiguilles résineuses, à l’atmosphère d’ombre et de mystère, qui s’étendent uniformes sur des kilomètres.

— Mon Dieu, cria M me Labourès, avec un geste de colère, je parie qu’il s’est encore enfui. Ce garçon-là, il n’y a pas moyen d’obtenir qu’il s’éloigne, fût-ce cinq minutes, des pignadas.

— C’est exact, ce que vous dites, Madame Labourès, dit M. Peyrat, mais vous n’avez pas le droit de vous en plaindre. Le pauvre petit, il est fort heureux encore qu’il trouve toujours à s’occuper, à s’amuser, vous seriez vous-même la première désolée si vous étiez témoin de son ennui. Et autrement, Madame Labourès, c’est à quel sujet que vous m’ameniez Saturnin ?

Mais M me Labourès n’eut pas à répondre. Un grand garçon maigre et dégingandé, un garçon à la figure extraordinaire et dont la seule vue causait un réel malaise, venait de sortir des bois de pins. C’était Saturnin. Il pouvait bien avoir dix-huit ou dix-neuf ans, mais chose curieuse, son attitude était celle d’un enfant, d’un enfant qui craint d’être grondé, et qui, avant d’approcher, veut s’assurer des dispositions où l’on se trouve.

— Viens donc, recommençait M me Labourès, « autreming », M. Peyrat ne te mangera pas, voyons. Tu ne m’entendais pas t’appeler, Saturnin ? Allons, approche, petit.

Le jeune homme s’approcha timidement. M. Peyrat lui tendit la main.

— Tu n’aimes donc plus les réglisses ?

Mais Saturnin ne répondit pas. La main dans celle du pharmacien, il le regardait fixement, avec un rire extraordinaire, muet, prolongé, comme s’il eût contemplé un individu essentiellement grotesque, une personnalité éminemment amusante. Le malheureux Saturnin, aussi bien, – ce n’était un mystère pour personne à dix lieues à la ronde, – était simple d’esprit. Jadis, M me Labourès avait épousé au mépris des superstitions les mieux établies dans les Landes, un sien cousin, et, le malheureux Saturnin devait, disait-on, à cette union, de ne point jouir de ses facultés mentales. Pas méchant, d’ailleurs, serviable même, très doux, incapable de faire quoi que ce soit de mal, Saturnin avait en réalité la raison d’un enfant de sept ans dans le corps d’un homme fait. Il ne travaillait pas, car tous les métiers que l’on avait successivement essayé de lui faire apprendre l’avaient successivement rebuté. Il vagabondait du matin au soir, médiocrement aimé de son père, un Basque robuste et trapu qui travaillait aux entreprises de résine, choyé par sa mère, en revanche, qui, pour ce grand garçon, trouvait, sous des apparences de brusquerie et de colère gasconne, des trésors d’indulgence.

— Autrement, répétait M. Peyrat, dites-moi donc, Madame Labourès, qu’est-ce qu’il a votre fils ?

M me Labourès, au moment même, devenait furieuse, prise d’un de ces accès de rage qui n’avaient aucune conséquence.

Aussi bien, Saturnin outrepassait les bornes. L’idiot tirait la langue et faisait ses plus épouvantables grimaces à l’adresse du pharmacien.

— Finis, ordonna M me Labourès, tâche d’être sage… Monsieur Peyrat, je venais vous voir rapport à son doigt qui est malade, il s’est blessé je ne sais où, et depuis il est là à geindre, à se plaindre, si bien que je me demande s’il n’a pas réellement un mauvais mal. Voulez-vous voir, Monsieur Peyrat. Des fois, des bobos, n’est-ce pas ?

M. Peyrat déjà, attirait Saturnin à l’intérieur de sa boutique, il le faisait asseoir, lui donnait à croquer une poignée de bonbons, et s’étant de la sorte, assuré sa sagesse, commençait à examiner la main malade. M me Labourès n’avait pas menti. Son pauvre fils pouvait en effet se plaindre et geindre avec conviction ; il était assez sérieusement blessé, à la main droite, l’un de ses doigts, presque à vif, saignait, et la plaie avait la plus vilaine apparence. Le pharmacien, tout en entourant la phalange du blessé d’une série de petits linges destinés à la préserver des souillures diverses, s’informa :

— Et alors, Saturnin, où t’es-tu fait cela, mon petit ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Tu ne sais pas où tu t’es blessé ? Voyons, voyons, fais attention, c’est encore en te battant, en montant dans un arbre, en jouant avec le feu ?

— Pas moins. Elle est méchante, hein, de m’avoir mordu comme cela ?

— Qu’est-ce que tu dis, Saturnin, qu’est-ce que tu racontes ? Qui est-ce qui t’a mordu ?

— Eh, la dame qui se baignait, donc.

La réponse était incohérente, le pharmacien et la Landaise échangèrent un regard surpris.

— Saturnin, reprit M. Peyrat, ne t’amuse pas à te moquer de nous, ou tu n’auras plus de bonbons. Réponds gentiment, voyons. Qui est-ce qui t’a mordu ? Qu’est-ce que c’est que cette dame qui prenait son bain ?