— J’en aurai le cœur net, gronda Juve. Je ne peux pas laisser les choses aller ainsi. Mon devoir me fait une stricte obligation de m’en occuper jusqu’au bout. Je ne transigerai pas avec ma conscience.

Juve fut bientôt prêt à sortir.

Il dégringola son escalier quatre à quatre, héla un taxi-auto :

— Chauffeur, conduisez-moi à la Préfecture. Brûlez les pavés s’il le faut. Je resterai dix minutes quai de l’Horloge et après vous me conduirez à la gare du Nord. Faites vite, je vous le répète, j’ai un train à prendre que je ne dois pas manquer. Si jamais vous aviez des contraventions, voici ma carte, je vous les ferai lever.

***

Feignies est une petite ville tranquille et pauvre qui ne doit son importance qu’à sa situation sur la frontière belge, ce qui lui vaut de posséder une gare importante, une gare où les rapides, tous, marquent l’arrêt pour les opérations de la douane. La population, clairsemée, habite des maisonnettes de modeste apparence, construites en matériaux noirs qui contribuent à donner à Feignies tout entier l’air triste et endeuillé des villes du Nord et de Belgique.

Feignies est-il belge ou français ?

La carte répond que Feignies est français, mais, en réalité, Feignies est tout aussi bien belge.

Si la généralité de l’agglomération qui porte ce nom est en effet en deçà de la ligne frontière, il n’en reste pas moins que de nombreuses maisons, qui tiennent à Feignies, sont en réalité au-delà. On traverse la route et l’on traverse, à Feignies, en même temps, la ligne théorique qui sépare la France de la Belgique.

Pourquoi était-ce à Feignies que le tsar, Empereur de toutes les Russies, le plus grand et le plus puissant des souverains peut-être, avait donné rendez-vous au lieutenant prince Nikita ?

Assurément, ce devait être parce qu’à Feignies, plus qu’ailleurs, l’Empereur de toutes les Russies pouvait espérer garder l’incognito. Le lieu de rendez-vous choisi était en effet une usine, une cristallerie, appartenant à deux nationaux belges, les frères Rosenbaum, agents consulaires de Russie en ce poste frontière. Le tsar pouvait compter se rendre chez ces négociants comme un simple particulier et, en simple particulier, rencontrer le lieutenant prince Nikita, recevoir de ses mains le portefeuille rouge.

C’était là ce que l’Empereur devait désirer avant tout.

Si telle était l’intention du tsar, cependant, il était malheureusement certain, dès six heures de l’après-midi, alors que le rendez-vous n’était que pour neuf heures, que le souverain russe n’aurait pas satisfaction.

— Pour une fois, savez-vous, disait en effet au frère aîné des Rosenbaum, Belge replet et silencieux, un petit homme mince, alerte, qui n’était autre qu’un policier belge, continuellement posté à la gare de Feignies pour les nécessités de la surveillance, pour une fois, savez-vous, monsieur Rosenbaum, quand le tsar sera chez vous, je mettrai dix agents en faction autour de votre usine.

— Le tsar sera furieux, cher monsieur. N’oubliez pas qu’il vient incognito.

— Je ne l’oublie pas. Mais pour une fois, savez-vous, si jamais un attentat avait lieu, ce serait grave, trop grave. J’aime mieux pécher par excès de zèle que par manque de précaution. Oui, oui, oui, je m’entends, monsieur Rosenbaum. Je mettrai dix policiers en faction.

Or, tandis que M. Rosenbaum aîné causait au policier belge, son frère, M. Rosenbaum cadet, lui aussi gros et ami du mutisme, rencontrait à la gare de Feignies le brigadier de gendarmerie posté là par l’Autorité française pour surveiller, autant que faire se pouvait, le passage (rare) des déserteurs français et le passage (incessant) des banquiers se dirigeant sur Bruxelles.

— Monsieur Rosenbaum, déclara le brigadier, j’aurai l’honneur de placer ce soir dix gendarmes de faction autour de votre usine. Tant que le tsar sera chez vous, mes hommes se dissimuleront, mais je tiens à vous prévenir qu’en cas de nécessité il vous suffirait de les appeler. J’ai pris toutes mes précautions, ils seront à portée de voix.

M. Rosenbaum cadet protestait comme avait protesté M. Rosenbaum aîné.

— Mais le tsar vient incognito, cher monsieur, il sera peut-être fort mécontent.

Le brigadier de gendarmerie ne s’en tenait nullement à cette supposition.

— Je ne relève pas du tsar, dit-il en tenant par le bouton de sa veste M. Rosenbaum, et je me moque pas mal qu’il soit content ou non. Ce que je sais, c’est que si jamais il y avait une manigance quelconque on ne manquerait pas de s’en prendre à la gendarmerie. Pas d’histoires. Je ne veux pas d’histoire. Il est vraisemblable que l’incognito du tsar est connu de pas mal de gens, on peut toujours craindre un incident, un accident, je tiens à poster des gendarmes près de votre usine.

M. Rosenbaum, qui ne voyait pas grand inconvénient à la chose, finit par approuver :

— Eh bien, faites comme vous le voudrez.

***

Comment les dignes représentants de la police belge et de la police française avaient-ils été mis au courant de la prochaine venue « incognito » du tsar ?

Les secrets d’État sont généralement ceux que l’on confie au plus grand nombre de personnes avec mission absolue de veiller à ce qu’ils ne soient pas divulgués.

Plusieurs aides de camp de l’Empereur, voulant faire du zèle, avaient successivement télégraphié des dépêches confidentielles aux frères Rosenbaum.

Les employés de la poste naturellement les avaient lues au moment de la réception.

Les avaient-ils communiquées à leurs collègues de bureau, ou bien quelque mystérieux phénomène de « cabinet noir » s’était-il produit ?

Deux heures à peine après que les frères Rosenbaum eussent été prévenus par cinq dépêches successives que le tsar viendrait chez eux le soir même, le brigadier de gendarmerie et le chef policier belge étaient, eux aussi, parfaitement au courant.

***

Le prince Nikita, parti de chez Juve de grand matin, n’avait pas voyagé sans anxiété.

Certes, le jeune homme était brave, mais quelle que fût sa bravoure, il se rendait parfaitement compte que, peut-être, d’ici à ce qu’il fût à Feignies, de graves incidents allaient se produire.

L’officier russe avait donc décidé de prendre toutes les précautions possibles.

Ces précautions, d’ailleurs, le prince Nikita les avait multipliées à tel point qu’en cours de route, alors que cependant il n’avait rien remarqué d’anormal ou d’inquiétant, il changea de wagon à trois reprises différentes. Même, à un petit embranchement, subrepticement, il abandonna le rapide pour attendre le train suivant, un omnibus où, pensait-il, nul ne songerait à le chercher et qui le déposerait seulement à huit heures et demie à Feignies.

Le lieutenant ne se doutait certes pas alors qu’il voyageait dans le même train que Juve.

Arrivé à Feignies, le prince Nikita sauta dans une voiture, se fit immédiatement conduire à l’usine Rosenbaum, qu’il trouva, grâce à l’intelligence des directeurs, non pas ouverte et éclairée, mais bien fermée, présentant son aspect de tous les jours et telle qu’elle eût été en réalité si rien n’eût dû s’y passer d’extraordinaire ou d’important.

Le prince Nikita sonna à la petite grille, fut reçu derrière la porte de fer par les frères Rosenbaum eux-mêmes.

Le prince Nikita, connaissait les industriels pour avoir déjà eu à remplir auprès d’eux quelques missions lors des visites assez fréquentes du souverain en Belgique où il fréquentait une ville thermale voisine.

— Messieurs, commença le lieutenant après avoir salué les deux directeurs, vous savez ce qui m’amène ? vous savez qui nous attendons ? Je vous serais infiniment obligé de bien vouloir faire en sorte que pendant les quelques minutes d’entretien que j’aurai avec votre Auguste Visiteur, nul ne puisse s’approcher de la pièce où nous devrons communiquer.

Les deux directeurs n’avaient qu’à s’incliner.

— Prince, affirma l’aîné, toutes nos dispositions sont prises. Nous avons fait aménager notre propre cabinet de travail au rez-de-chaussée. Le tsar n’aura qu’à suivre ce couloir pour y pénétrer, nous tiendrons à honneur de nous poster nous-mêmes, mon frère et moi, ici au commencement de ce corridor, et vous pouvez être certain que nul n’approchera de la pièce où vous causerez avec Sa Majesté.