— Vous êtes assuré, demanda-t-il, que rien ne vous arrivera ? que vous parviendrez sans encombre jusqu’au tsar avec ce portefeuille dans votre poche ?

— Vous allez voir.

Le prince Nikita tira de sa poche un élégant canif d’argent. Il l’introduisit de force dans le maroquin et, devant Juve ébahi, il commença à couper le cuir du portefeuille, du portefeuille rouge qu’il lui était impossible d’ouvrir en raison de sa serrure secrète incrochetable.

— Vous le voyez, monsieur Juve, je coupe le cuir de ce portefeuille. J’ouvre ce portefeuille : voici le document, je le lis.

Le prince Nikita, visiblement en proie à une terrible émotion, mais parfaitement de sang-froid, raisonnait à merveille, faisant le geste qu’il annonçait.

Il ouvrit en effet le portefeuille rouge, il en tira une feuille de papier aux armes impériales, il lut le document.

— Monsieur, commença Juve, vous parliez tout à l’heure de trahison. L’ordre était formel. Nul ne devait parcourir ce document secret.

— Je le sais, monsieur Juve.

Toujours très pâle, le prince Nikita continuait de prendre connaissance du mystérieux papier.

Il le lisait lentement, en homme qui en grave les mots dans sa mémoire, il le lisait avec un soin extrême, puis le lisait à nouveau, le relisait encore.

— Maintenant, monsieur Juve, déclara brusquement le prince Nikita, je réciterai ce texte par cœur.

— Vous ne deviez pas le connaître.

— Non, monsieur Juve, ce n’est pas tout à fait exact. Nul, hors le tsar, ne doit connaître le contenu de ce texte. Voilà tout. Je vous donne ma parole que nul ne le connaîtra.

— Mais vous, prince.

— Moi, monsieur Juve, moi ? je me suis rendu compte que tout simplement j’étais exposé à me faire voler ce portefeuille si je tentais de l’apporter au tsar. C’est pourquoi je l’ai ouvert, c’est pourquoi j’ai lu le document… c’est pourquoi encore…

Mais le prince Nikita s’interrompit.

Avant que Juve eût pu intervenir, il avait tiré de sa poche un briquet, il l’enflamma, il approcha de la flamme le document mystérieux, en brûla les feuillets.

— Prince, hurla Juve, au comble de l’émotion, que faites-vous là ?

Le prince Nikita, d’un geste de la main, calma le policier, et lentement, du ton d’un homme parfaitement décidé, grave et très calme, le lieutenant expliqua :

— Ne vous effrayez pas, ce que je fais est un acte purement réfléchi, je vous disais tout à l’heure que j’apprenais ce document par cœur, demain j’irai le réciter au tsar et si le tsar estime que je n’ai pas eu raison de détruire ce texte après en avoir pris connaissance et cela pour être certain qu’il ne puisse jamais retomber entre les mains de personne, je saurai, monsieur, faire mon devoir. Je saurai faire en sorte que, le tsar averti, il n’y ait plus que lui, mon maître, qui sache ce que contenait le portefeuille rouge.

30 – LA VOLONTÉ DU TSAR

Juve venait de se réveiller.

Le policier avait à peine ouvert les yeux qu’à demi vêtu il se précipitait comme un fou vers la chambre de son appartement mise la veille au soir à la disposition du prince Nikita, en lui faisant remarquer que le mieux était pour lui de sortir le moins possible, de se montrer le moins possible, et cela afin de ne pas s’exposer à des attaques, d’ailleurs peu probables, mais cependant susceptibles de se produire, de l’extraordinaire Fantômas.

— Couchez chez moi, avait conseillé Juve. Vous me dites que vous avez rendez-vous avec le tsar demain soir à la frontière belge, à l’usine des frères Rosenbaum, à Feignies. Il sera bien temps pour vous de prendre l’express du matin et vous êtes ici à l’abri plus que n’importe où.

Le prince Nikita avait accepté. Juve et lui avaient été se reposer, sans crainte, sans préoccupation, car, aussi bien, puisque le prince avait détruit le fameux document, il n’apparaissait plus désormais que rien pût empêcher l’officier russe de remplir sa mission auprès de l’Empereur de toutes les Russies.

***

Juve, comme un fou, se précipita dans la chambre du prince Nikita pour l’éveiller et lui proposer, avec cette spontanéité dans le dévouement qui lui était propre, de l’accompagner en personne jusqu’à la frontière.

Or, Juve n’avait pas ouvert la porte de la chambre dans laquelle il s’attendait à trouver, dormant encore, le prince Nikita, qu’il recula, saisi de stupéfaction.

Il n’y avait personne dans la pièce.

L’officier russe n’était plus là.

— Mon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ?

Juve, qui passait sur son front, où perlait une sueur froide, sa main tremblante, imaginait en une seconde les pires calamités.

Heureusement, Juve ne restait pas longtemps sous le coup de son étonnement.

Repris par ses habitudes policières, faisant encore une fois appel à tout son sang-froid, Juve, domptant son énervement, pénétra dans la pièce, courut au lit sur lequel le prince Nikita devait avoir reposé.

Le lit défait témoignait que l’officier russe y avait dormi. Juve n’en pouvait douter, le départ de l’envoyé du tsar ne remontait donc qu’à quelques heures.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? se répétait le policier. Il était là, il devrait y être, et il n’y est plus.

Juve regardait de tous côtés dans la pièce et bientôt, affolé plus encore, il se précipitait vers un petit guéridon disposé à côté du lit et que, tout d’abord, il n’avait pas examiné.

Sur ce guéridon, en pleine lumière, bien en vue, mise là pour être aperçue de suite, se trouvait une large enveloppe, dont la suscription indiquait : « Pour vous, monsieur Juve. »

Le policier ouvrit cette lettre mystérieuse d’un doigt fiévreux. Mais il en avait tout juste parcouru les premières lignes, que, déjà, un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres :

— L’animal, qu’il m’a fait peur.

La lettre disait :

Mon cher Juve,

Je vous ai menti hier soir en vous annonçant que j’avais rendez-vous avec le tsar, mon maître, à onze heures du soir, à Feignies. En réalité, je dois rencontrer l’Empereur à neuf heures, c’est-à-dire deux heures plus tôt. Si je prenais l’express du matin, je risquerais d’arriver en retard, et c’est pourquoi, sans attendre plus longtemps, je m’enfuis de chez vous pour prendre le rapide de cinq heures du matin.

N’ayez pas de craintes. Croyez-moi toujours fidèle à ce que je sais être mon devoir : je verrai le tsar ce soir, ce soir le tsar connaîtra le document et ce soir encore il n’y aura plus que lui seul à le connaître, s’il juge que cela est utile.

Je vous remercie, mon cher Juve, de ce que vous avez fait pour mon pays et pour l’Empereur à qui je ne manquerai pas de signaler votre dévouement et votre habileté, et je vous prie de croire à toute l’amitié de votre dévoué,

Lieutenant Prince Nikita.

Or, Juve lisait et relisait cette étrange missive, absolument furieux.

— Ah, l’animal, répétait-il, quel imbécile il fait. Pourquoi diable, m’a-t-il conté qu’il devait voir le tsar à onze heures si, en réalité, il a rendez-vous avec lui à neuf heures ? Il se méfie donc de moi ? Il s’imagine donc que je vais prévenir Fantômas ? Avec cela qu’en partant seul il s’expose à bien des mésaventures.

Juve énervé, tracassé, inquiet – il aurait été bien en peine de dire pourquoi, cependant – finit par se jeter sur un canapé, et là, il relut le billet laissé par le prince Nikita.

Mais il fallait qu’en vérité, dans les courtes phrases qu’avait tracées pour lui l’envoyé du tsar, Juve ait découvert un mystère, car bientôt, le front soucieux, la face contractée, il se releva d’un bond, courut à son bureau fouilla dans ses papiers, cherchant avidement dans un dossier qui portait l’étiquette « Souverain ».

Juve, enfin, trouvait la note qu’il désirait étudier. D’un mouvement brusque il la brandit, puis il la serra dans son portefeuille et alors, précipitamment, le policier s’habilla.