Toutefois, si le meurtre du chauffeur s’était effectué sans témoin, quelqu’un avait vu Fantômas étrangler le geôlier… et ce quelqu’un en assistant à ce drame horrible était devenu livide car il se doutait bien qu’il allait à son tour être la victime du monstre et que rien ne pourrait lui permettre d’y échapper : il était hors d’état de se défendre avec des menottes aux mains, et les chevilles entravées. Ce témoin n’était autre que Fandor.

Pour la première fois depuis le début de sa sinistre odyssée, Fandor revoyait Fantômas.

Fantômas cependant s’était jeté sur le journaliste, mais loin de le frapper, il s’était évertué à lui rendre sa liberté.

En un clin d’œil, l’extraordinaire bandit avait fait sauter les menottes, avait détaché la chaîne qui entravait les jambes du jeune journaliste.

— Fandor, s’était écrié Fantômas, je vous rends votre liberté, fuyez.

Le monstre saisit le jeune homme aux épaules et celui-ci abasourdi, obéit, cédant à la poussée brusque qui le jetait hors du compartiment cellulaire, sur la voie du chemin de fer.

Le journaliste, hagard, regardait le bandit sans comprendre.

Fantômas avait insisté :

— Cette locomotive est préparée pour vous. Montez-y, déclenchez le tiroir d’admission de vapeur. La première poignée à votre gauche. La locomotive partira. Tout est préparé.

— Quoi ?

Mais le bandit, riant d’un rire sardonique, s’était contenté d’ajouter :

— Obéissez, et souvenez-vous, Fandor, que vous devez la vie à Fantômas.

Cela, au milieu d’un tapage infernal, dans le brouhaha que faisait la locomotive haletante au moment précis où les cylindres se purgeaient. Mais Fandor, avait hurlé :

— Fantômas, Fantômas, je n’accepte pas.

— Acceptez, ordonna Fantômas, ou alors…

— Je n’accepte pas, répétait Fandor.

Fantômas avait bondi sur la voie et empoigné Fandor, qu’il déposa sur la locomotive. Puis, il tira la barre de mise en marche pendant que Fandor, abasourdi, incapable de résister, se laissait tomber sur la plate-forme à côté du foyer.

Cependant que la locomotive se mettait en marche, Fantômas, resté sur la voie, se rapprochait de la voiture cellulaire et déchargeait son revolver, non sans avoir au préalable, salué le départ de la machine de ces paroles aussi cruelles qu’énigmatiques :

— Je vous ai promis, Juve et Fandor, de vous réunir… car je me suis juré de vous faire périr ensemble.

Puis, comme le coup de feu avait attiré du monde dans le voisinage de la voiture cellulaire, et que les gens qui accouraient manifestaient leur surprise de voir partir la machine, Fantômas avec une assurance inouïe, un aplomb admirable, hurlait pour les renseigner :

— Au secours… au secours… le prisonnier vient de s’échapper de sa cellule et il a assassiné son gardien.

***

La locomotive trouait l’espace, lancée à travers la campagne, brûlant les signaux, passant en trombe dans les petites stations de la banlieue et des faubourgs de Durban. Juve et Fandor ne s’apercevaient de rien, tant ils étaient à la fois surpris et satisfaits de se trouver ensemble. Tous deux parlaient à la fois, s’interrogeaient sans ordre, se questionnaient sans écouter leurs réponses. Ils avaient, en effet, de quoi être passablement interloqués. Juve retrouvait Fandor libre et miraculeusement sauvé. Fandor se trouvait en présence de Juve qu’il croyait encore en Europe.

— Fandor, Fandor, qui donc t’a libéré ? demande Juve.

Et le journaliste de répondre : Fantômas.

Mais à peine avait-il prononcé ce nom qu’il se taisait.

— Fantômas est intervenu, devait dire Juve un peu plus tard. Méfions-nous.

Le policier ne croyait pas si bien dire.

Depuis quelques instants la puissante locomotive avait des soubresauts inquiétants et ronflait avec une ardeur véritablement anormale.

— Ça monte, ça monte, Juve, s’écria Fandor, le nez sur le manomètre.

Les deux hommes se regardèrent, terrifiés.

Par suite de quelque maléfice dû à Fantômas, les soupapes d’échappement se trouvaient fermées, la pression montait toujours. Il fallait redouter une explosion.

Et la locomotive roulait à cent kilomètres à l’heure.

Sauter à cette allure, étant donné surtout que la voie était bordée d’arbres et de roches, c’était se vouer à une mort certaine. Les deux amis, toutefois, ne perdaient pas leur sang-froid.

L’un et l’autre connaissaient également le maniement des locomotives. Ils coururent à l’extrémité du tender, au levier commandant le frein pneumatique.

— Ralentissons, avait suggéré Juve, et sitôt que nous le pourrons, nous sauterons…

Mais le frein n’agissait pas.

Il n’y avait plus rien à faire. Ah, décidément, Fantômas tenait parole, il les avait rendus l’un à l’autre, c’était exact, mais c’était aussi pour les envoyer à la mort dos à dos.

— Juve.

— Fandor.

— Que pouvons-nous faire ?

— Hélas, je ne vois rien.

La Pacific volait sur les rails, atteignait une vertigineuse vitesse, on la sentait osciller sur ses ressorts puissants.

Il semblait, à chaque instant, qu’elle allait s’arracher de la voie pour tomber dans un gouffre ou grimper au flanc abrupt d’un versant de montagne.

— Il faut tenter quelque chose, avait dit Juve.

Et Fandor venait de voir Juve se pencher sur la plateforme de tôle qui réunissait le tender et la locomotive. Il souleva cette plaque mobile.

Sous le plancher de tôle se trouvaient les chaînes et la puissante vis de serrage qui maintenaient attachés ensemble le tender et la locomotive. S’ils réussissaient à défaire ces attaches, s’ils parvenaient à décrocher les chaînes, à dévisser le tender, la locomotive, allégée du poids qu’elle traînait, bondirait en avant, pourrait, faisant sa course plus rapide encore, s’en aller exploser au loin, sans entraîner avec elle ce tender dont la vitesse peu à peu se ralentirait, qui finirait par s’arrêter.

Avec une hâte fébrile, Juve et Fandor, animés par une lueur d’espoir, défirent les attaches.

Ils réussirent enfin dans leur entreprise, se réfugièrent sur le tender. Deux ou trois secousses. Puis soudain, ils virent la locomotive bondir en avant, subitement délestée de la charge qu’elle traînait derrière elle.

La machine se sépara d’eux.

Ils étaient sauvés.

Mais leur cri de triomphe se changea brusquement en un cri de désespoir :

Sur le petit toit de la locomotive, toit destiné à protéger le mécanicien et le chauffeur des intempéries, s’était dressé quelque chose, quelqu’un qui, les mains jointes, les bras tendus vers eux, semblait implorer secours.

Ce quelqu’un, Juve et Fandor l’avaient reconnu.

Il avait un visage d’une extrême douceur au milieu duquel s’ouvraient de grands yeux clairs. Sur son front, sur ses tempes, bouclaient de beaux cheveux.

— Teddy !

— Hélène !

Juve et Fandor venaient en effet de reconnaître l’enfant.

Le malheureux être que la locomotive désormais libre de tout contrôle entraînait à une mort certaine n’était autre que la fille de Fantômas.

Comment se trouvait-elle donc là ?

Assurément l’audacieuse et téméraire enfant avait eu connaissance du transfert de Fandor à la prison de Pietermaritzburg et – tout comme Juve – elle avait eu l’idée, l’irrésistible désir de partir avec l’infortuné captif, comptant sur le hasard pour lui porter secours.

— Dieu du ciel ! s’écria Fandor.

Juve murmura, les yeux fous :

— Elle est perdue.

Les paroles qu’ils échangeaient se perdaient dans le brouhaha de la machine qui crachait de la fumée et de la vapeur par tous les interstices de ses organes surchauffés.

Et, au fur et à mesure que les secondes passaient, si le tender ralentissait sa marche, la locomotive, elle, augmentait la sienne.

Cinquante mètres, cent mètres en l’espace de deux secondes les séparaient. Une dernière fois, ils entendirent un cri terrible, la malheureuse enfant entraînée par le monstre de fer avait appelé d’une voix déchirante :