Si grande était l’activité que nul ne s’apercevait de la présence d’un inconnu.
C’était un homme en complet noir, coiffé d’un chapeau mou. Il allait et venait, les mains dans les poches, sans rien dire, le regard aux aguets.
Or, cet inconnu n’était autre que le visiteur qui, la veille, était venu s’enquérir, avec tant de sollicitude, de la santé de l’ingénieur en chef de la traction.
Soudain, le personnage, s’étant rapproché d’une superbe locomotive du type « Pacific » qui faisait de l’eau à la pompe, s’approcha des hommes qui la montaient.
— Lequel d’entre vous est le mécanicien ?
— C’est moi, monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ?
— Je suis ingénieur de la traction, dit l’inconnu, je remplace M. Mullerstone, actuellement souffrant…
Le mécanicien s’inclina respectueusement. Le chauffeur qui ne perdait pas un seul mot de la conversation, déploya une folle activité à nettoyer le cendrier de sa machine, tout en surveillant l’eau bouillonnante qui remplissait le réservoir.
L’ingénieur, ou du moins l’individu qui s’était donné pour tel se renseignait :
— C’est bien vous, n’est-ce pas, qui prenez à une heure vingt l’express de Pietermaritzburg, lorsqu’il arrive à Durban, venant de Vérulam ?
— En effet, monsieur l’ingénieur.
Le mécanicien, auquel son supérieur venait de demander quelques détails sur l’ordre de service qu’il avait à effectuer, expliqua :
— Notre mouvement d’aujourd’hui, monsieur l’ingénieur, diffère un peu du mouvement habituel, car nous avons une voiture de plus à emmener avec nous, ce qui nécessite une surcharge et, par suite, nous occasionnera une dépense plus grande de charbon. L’horaire doit être respecté.
— Quel est donc ce wagon spécial que vous devez emmener ?
Le mécanicien désigna une voie de garage au loin et expliqua :
— Nous conduisons la voiture cellulaire à Pietermarisburg. Dans le « panier à salade » il y a un prisonnier de marque. Fandor, vous savez bien, celui qui a tué le champion Jupiter, le boxeur noir. La Cour suprême va le juger.
L’ingénieur paraissait s’en soucier comme un poisson d’une pomme. Le matériel, au contraire, le retenait :
— C’est une « Pacific » dernier modèle, à ce que je vois, mais, dites-moi, mécanicien, n’avez-vous pas eu d’ennuis avec les purgeurs ? Quelques-uns de vos collègues s’en sont plaints…
— Non, monsieur l’ingénieur, jamais. Pas la moindre chose. Je dois reconnaître, cependant, que le dispositif de ce purgeur est délicat et qu’on peut avoir des ennuis.
— Bien.
Puis, passant à un autre ordre d’idées, l’ingénieur demanda :
— À quelle heure, le départ ?
— À une heure douze exactement, monsieur l’ingénieur. D’ordinaire, c’est à une heure dix-huit, mais on nous avance de six minutes aujourd’hui à cause du wagon pénitentiaire.
— Expliquez-moi vos mouvements.
— Nous allons par la voie du dépôt jusqu’à l’aiguille, nous reculons ensuite pour prendre le wagon cellulaire qui doit être attaché en tête du train. Nous venons alors nous placer sur la voie principale, après la troisième aiguille, et nous stoppons à cinquante mètres du disque avancé. C’est là que nous attendons l’arrivée de l’express. La machine qui l’aura amené à Durban se retirera, viendra prendre place au dépôt. Nous refoulerons alors jusqu’au convoi demeuré dans la gare.
— C’est bien, interrompit d’un ton sec l’interlocuteur du mécanicien, je serai de retour à une heure dix, je ferai le trajet avec vous sur la machine, car je rentre cet après-midi à Pietermaritzburg, et, en cours de route, je tiens à m’assurer du bon état des purgeurs.
L’homme regarda sa montre.
— Midi moins le quart, fit-il…
Et, saluant de la main le mécanicien, il ajouta en s’éloignant :
— Je vais déjeuner, à tantôt.
Évitant de regagner la ville ou la gare des voyageurs, le personnage qui s’était donné comme le remplaçant de M. Mullerstone, après avoir été rôder quelques instants autour de la voiture cellulaire, rebroussa chemin, passa derrière le dépôt des machines, puis, enjambant une balustrade, se perdit dans les terrains vagues qui entouraient les bâtiments de service de la grande gare.
***
Pourquoi Juve jouait-il toute cette comédie ?
Quel était le but secret qu’il poursuivait ?
Le policier ne devait avoir qu’une seule pensée, qu’un seul désir : sauver Fandor, le sauver à tout prix.
Depuis quarante-huit heures qu’il avait vu arrêter et conduire en prison son infortuné ami, Juve se désespérait à l’idée qu’aucun d’eux ne pourrait réussir, et que, vraisemblablement, malgré Juve, le malheureux Fandor, traîné devant la cour de Pietermaritzburg, y serait condamné, puis exécuté, sans qu’on ait rien pu faire pour lui.
Il arrive que l’approche du danger inspire. Juve, tout à coup, avait formé un plan audacieux :
On allait transférer le prévenu de la prison de Durban à celle de la capitale, où siégeait la Cour suprême. Eh bien, c’était pendant ce trajet qu’il fallait faire évader Fandor.
Juve s’était donc rendu au siège social de la Compagnie de chemin de fer, confiant dans sa bonne étoile et se jurant qu’il obtiendrait, coûte que coûte, l’autorisation de faire le parcours sur la locomotive, prétextant il n’en savait trop quelle histoire, mais convaincu de la réussite.
Or, l’ingénieur était malade et devait renoncer à une inspection annoncée depuis plusieurs jours.
D’après ce qu’il venait d’apprendre du mécanicien, Juve estimait que la tâche était singulièrement facilitée.
Il avait retenu ceci : la locomotive irait d’abord accrocher à son tender la voiture cellulaire, puis, avec ce seul wagon, elle s’en irait fort avant sur la voie attendre le moment venu de reculer pour prendre le train alors en gare de Durban.
Donc, pendant une dizaine de minutes, peut-être, un convoi uniquement constitué par la locomotive et le wagon cellulaire se tiendrait en pleine campagne, à deux kilomètres au moins de toute habitation.
Juve devrait alors faire un coup de force, obliger les mécaniciens, sous la menace du revolver, peut-être, à conduire leur machine un peu plus loin encore. Ensuite, il n’aurait plus qu’à libérer Fandor et à s’enfuir avec lui dans la campagne.
Fandor serait gardé, lui avait-on expliqué, par de braves gens qu’il pourrait peut-être gagner par un bon pourboire. En tout cas, quoi qu’il pût arriver, Juve tirerait Fandor d’affaire, ou alors il y laisserait sa peau.
Si extraordinaire et irréalisable que parût ce plan au premier abord, Juve, au fur et à mesure que s’approchait le moment de le mettre à exécution, se sentait devenir de plus en plus calme, il acquérait de plus en plus la certitude, la conviction qu’il allait réussir.
Certes, le plus délicat c’était d’obtenir du mécanicien qu’une fois celui-ci sur la voie principale avec sa machine et la voiture cellulaire, il consentît à avancer de quelques kilomètres, alors qu’en réalité son devoir était d’attendre et de reculer pour prendre le train express qu’il devait conduire à Pietermaritzburg.
Mais Juve se disait que les mécaniciens de la locomotive, malgré la surprise qu’ils éprouveraient, n’hésiteraient pas à obéir à l’ordre de leur supérieur : Juve.
Lorsqu’on serait en rase campagne, on s’expliquerait.
Juve, sur le bord d’une route, entra dans une modeste auberge, se fit servir un repas rapide.
À une heure moins deux, Juve enjambait la balustrade, se retrouvait dans la gare. Désormais, les événements allaient s’enchaîner avec une irréductible régularité.
— Mon plan, se répétait Juve, est sans doute audacieux, mais pas irréalisable… Sauverai-je Fandor ?
Et, serrant les poings, menaçant du regard un ennemi invisible, Juve concluait :
— Oui, malgré tout le monde, malgré Fantômas, je sauverai Fandor.
30 – LE VOL DE LA « PACIFIC »
Seul sur sa locomotive, l’ingénieur, ou tout au moins le personnage qui s’était donné pour tel aux employés de la Compagnie, attendait les signaux pour démarrer.