— J’accepte volontiers, mais la nuit ?
— Sérions les questions ! D’abord la vie quotidienne. Il faut savoir qui entre, qui sort pour le ravitaillement ou pour toute autre raison…
— Les Mexicaines sont pieuses en général, avança Marie-Angéline, et ce magnifique pays aussi. Les femmes vont peut-être à la messe ? J’y vais moi-même régulièrement et jusqu’à présent je n’ai remarqué personne.
— Où est votre mémoire, Plan-Crépin ? Souvenez-vous de ce que m’a dit Doña Luisa le jour de ma visite : elles sont filles du soleil ! Un culte dont je n’ai pas la moindre idée et que, logiquement, on ne doit guère pratiquer au pays.
— Si l’on étudiait de près nos anciennes traditions, on pourrait avoir des surprises, remarqua la cousine. Certaines croyances, à l’exemple de notre langue, ont leurs racines dans la nuit des temps, bien avant que l’étoile des bergers ne brille sur l’étable de Bethléem. Mais laissons cela ! En résumé, nous pouvons déduire de nos investigations qu’elles ne fréquentent pas l’église.
Durant les trois jours qui suivirent, les tours de veille se succédèrent, depuis l’aube jusqu’à la nuit close. L’instrument d’optique du défunt amiral était d’une qualité rare et permettait de distinguer le château dans ses détails ainsi que la grille d’entrée du vaste jardin clos d’un mur de pierre. Or, on ne put remarquer le moindre mouvement signalant une présence, sinon, par moments, l’une ou l’autre des fenêtres ouverte par une main invisible, preuve qu’à l’évidence il y avait quelqu’un, mais aucune silhouette humaine ne se montra. Personne n’entra, personne ne sortit, fût-ce pour un simple tour dans le parc. Il est vrai que le temps radieux de Pâques laissait place à une période pluvieuse, plus froide aussi, donc peu propice aux promenades. En revanche, les cheminées fumaient paisiblement contre le ciel devenu gris…
— Nous perdons notre temps, conclut dame Prisca. Ils doivent sortir la nuit ! Ne serait-ce que pour vivre. Ce qui m’intrigue, c’est que les commerces du village ferment le soir… Par conséquent, il va falloir aller voir de plus près…
— Et pourquoi pas franchir le mur d’enceinte ? proposa Marie-Angéline dont les narines frémissaient d’excitation. Personnellement je me sens capable de les escalader. Ils ne sont pas si élevés… Et si cousine Prisca avait la gentillesse de me prêter de quoi m’habiller en homme ?
— Tant que vous voudrez ! Mais vous ne pouvez pas y aller seule, on ira ensemble. Vous savez monter à bicyclette, je suppose ?
Un haussement d’épaules lui répondit. Cependant Mme de Sommières émettait une autre idée :
— Comment se fait-il que, depuis que nous avons commencé nos observations, nous n’ayons pas aperçu le jeune Faugier-Lassagne ? Le jour du départ d’Aldo, Adalbert l’a conduit à l’auberge du village en lui recommandant une discrétion absolue mais il a dû au moins aller reconnaître les lieux et un passant inconnu sur une route ne tire pas à conséquence…
— De qui parlez-vous ?
— Du fils naturel du regretté Vauxbrun, qui n’a rien trouvé de mieux que tomber amoureux d’Isabel, lui aussi…
— Comment se fait-il, Amélie, que vous ne me l’ayez pas mentionné et Marie-Angéline non plus ?
— J’avoue qu’au début, j’ai omis sciemment de vous en parler, sachant à quel point vous abominez ce qui touche de près ou de loin à la République…
— Et il est quoi dans la vie ? Député ? Ministre ?
— Bien trop jeune pour cela. Il est substitut du procureur au parquet de Lyon.
Le nez de Mme de Saint-Adour se pinça :
— Quelle horreur ! Un pourvoyeur d’échafaud ! Un héritier de l’infâme Fouquier-Tinville !
— N’exagérons pas ! Vous me semblez retarder quelque peu, ma chère Prisca ! Il s’agit seulement d’un charmant garçon, parfaitement bien élevé par une mère appartenant à la meilleure société lyonnaise, et il est loin d’être un buveur de sang ! Je vous en parle parce que, étant arrivé dans le pays avant nous, il a peut-être du nouveau à nous apprendre. Rien ne vaut un amoureux pour rechercher tous les moyens d’approcher la belle de ses pensées !
— Possible ! Et vous voulez que je l’invite ?
— Ce serait la dernière chose à faire, car ce serait désigner Saint-Adour à l’attention de l’ennemi, mais Plan-Crépin pourrait vous emprunter la plus anonyme des bicyclettes et se rendre à l’auberge voir ce qu’il devient. Elle-même déclarerait séjourner chez des amis près d’Urrugne.
— Et qu’est-ce qu’un apprenti procureur lyonnais peut fabriquer seul et en cette saison dans une auberge de campagne ?
— Pour un village aussi joli, il n’y a pas de saison. En outre il… il se documente sur les anciens sanctuaires jalonnant les chemins de Compostelle ! Une passion !
Cette fois, Prisca ne put s’empêcher de rire :
— N’importe quoi ! Mais la bicyclette est à vous, Marie-Angéline !
Le lendemain matin, Plan-Crépin, emballée jusqu’aux ouïes dans un vaste imperméable, une sorte de suroît de terre-neuvas enfoncé sur la tête, pédalait avec énergie en direction d’Ascain, plus pour se réchauffer que pour battre un record. En effet, le temps était épouvantable. Pluie et vent mêlés, et la température avait chu d’au moins cinq degrés…
Près du fronton de pelote basque, elle n’eut aucune peine à trouver l’auberge, belle vieille bâtisse à poutres apparentes sous un grand toit à deux pentes. L’intérieur fleurant bon la cire et le feu de bois était tout aussi séduisant avec ses cuivres étincelants et son imposante cheminée de pierre où se détachait, sculptée, la croix navarraise. Dégoulinante d’eau, elle y fit une entrée impétueuse et s’ébroua sous l’œil compréhensif d’une avenante femme d’une quarantaine d’années qui devait être la patronne et qui la salua aimablement, en l’invitant à ôter ses toiles cirées ruisselantes pour s’approcher du feu.
— Quelque chose de chaud vous ferait plaisir, Madame ? proposa-t-elle en voyant l’arrivante éternuer.
— Oh, oui ! Un café très fort s’il vous plaît ! Quel fichu temps !
— Ça, c’est bien vrai ! Et c’est dommage aussi : il faisait si beau !
Elle s’éclipsa, revint presque aussitôt avec une tasse de café qu’elle donna à Marie-Angéline :
— Est-ce que je peux faire quelque chose d’autre, Madame ?
Occupée par le liquide brûlant, celle-ci se contenta d’agiter la tête puis, quand la tasse fut à moitié vide, déclara qu’elle était venue voir un de ses jeunes cousins qui devait être descendu à l’auberge cette semaine pour étudier, sur le terrain, l’histoire de la région.
— Après son départ, j’ai retrouvé deux ou trois ouvrages qui devraient lui être utiles, ajouta-t-elle en tendant la main vers son sac où, à toutes fins utiles, elle avait mis un bouquin emprunté à la bibliothèque de Saint-Adour.
Mais elle retint son geste en voyant son hôtesse joindre les mains devant sa figure soudain attristée :
— Mon Dieu ! Vous êtes de sa famille ?
— Oui… Pourquoi ?
— Parce que justement nous ne savons plus que faire, mon époux et moi, et, si vous n’étiez pas venue ce matin, nous pensions prévenir les gendarmes… Quoiqu’on… n’aime pas beaucoup ça ! Finalement, le client est roi et fait ce qu’il veut…
— Abrégez ! Il n’est pas là ?
— Non. Il est arrivé mercredi dernier, en voiture, avec un ami, et il s’est installé. Oh, c’est un homme comme il faut ! Il a bavardé avec mon mari. Il le questionnait sur les vieux chemins. Le lendemain, il a dû faire une longue promenade parce qu’il a été parti toute la journée. Il faut dire qu’il m’avait demandé des sandwiches et une gourde de vin. Quand il est rentré, il était fatigué mais il avait l’air content. C’était donc jeudi. Vendredi matin, il est resté pour voir le marché mais l’après-midi il est reparti. Seulement, cette fois, il n’est pas revenu !
— Pas revenu ? répéta Plan-Crépin qui se sentait pâlir.
— Non. On ne l’a pas revu… et nous sommes lundi. Il a dû lui arriver un malheur parce que ses affaires sont dans sa chambre. Et c’est pourquoi je suis soulagée de vous voir, Madame. Qu’est-ce que nous devons faire ? Prévenir la gendarmerie ?