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Plus grande d’une bonne demi-tête que Mme de Saint-Adour, elle formait avec elle une équipe surprenante mais qui fonctionnait, la chanoinesse assurant tous les devoirs d’un gentilhomme fermier sans cesse sur ses terres, prisant à longueur de journée un tabac qui lui jaunissait les narines, buvant volontiers la « goutte » avec ses métayers et jouant aux cartes avec eux, mais devenue une autorité en matière d’élevage. Elle n’hésitait pas à traverser la moitié de l’Europe pour acheter des bêtes d’une race particulière, afin d’améliorer sa propre production, et jouissait de ce fait du respect de tous. Quant à Honorine, élevée plutôt à la dure dans un couvent gascon, elle en avait retiré une intense soif de confort dont elle faisait profiter la château et le goût d’une cuisine odorante et même raffinée, grâce à la sœur maître queux du couvent qui, le dimanche et les jours de fête, laissait parler un talent hors du commun, se dédommageant ainsi des austérités du quotidien. Honorine en avait rapporté quelques recettes qu’elle partagea généreusement avec Marité, la vieille cuisinière d’une maison devenue, à la surprise de Mme de Sommières, un endroit bien agréable à vivre. À tant de louables qualités, la vieille fille joignait un défaut qui gênait un peu ses relations avec Prisca : elle était peureuse comme une couleuvre.

Le château lui-même se composait de deux pavillons séparés par une terrasse donnant sur les anciennes douves, véritable paradis des grenouilles, et sur la campagne. C’était le royaume des plantes grimpantes : ipomées, glycines, clématites, remplacées sur les deux façades par de vénérables rosiers qui, à la floraison, embaumaient les lieux.

Quant à l’intérieur, il avait bénéficié lui aussi des bonnes idées d’Honorine. Ainsi, les chambres que la marquise jugeait sinistres avaient été nettoyées, rafraîchies par un coup de pinceau ici ou là, quelques étoffes aux coloris gais : avec leurs tapisseries anciennes, leurs tableaux récurés, de jolis objets mis en valeur… et le bouquet de fleurs disposé dans celles des invitées, elles étaient à présent tout à fait acceptables.

— Je n’aurais jamais cru qu’on en arriverait là, remarqua-t-elle tandis que Marie-Angéline défaisait leurs bagages. Prisca a l’air de traiter cette pauvre Honorine en quantité négligeable mais elle lui laisse la bride sur le cou et ce n’est pas plus mal ! Si vous aviez connu Saint-Adour avant la guerre, vous auriez partagé mes préventions. J’en ai encore froid dans le dos !

— Comme quoi, il ne faut jamais désespérer de rien. Et maintenant, quel est notre programme ?

— C’est vous qui avez voulu venir, vous devriez avoir une idée.

— Je pensais d’abord que nous aurions un excellent poste d’observation sans pour autant confier à notre hôtesse les raisons profondes de notre visite afin d’éviter de la déranger. C’est que je ne la connaissais que pour l’avoir rencontrée au mariage de nos cousins La Renaudie, il y a plus de vingt ans. Dans la situation où nous sommes, c’est l’emplacement de ce château qui avait attiré mon attention… Ma mémoire des lieux et de leurs occupants…

— Bon sang, Plan-Crépin, je le sais ! Où voulez-vous en venir ?

— Je crois qu’il faut lui dire la vérité sur notre présence chez elle. Sans doute est-elle trop bien élevée pour poser des questions mais je suis certaine qu’elle doit se demander la raison du soudain intérêt que nous lui portons !

— Sûrement pas ! Dans nos familles – et vous devriez le savoir – on peut rester des dizaines d’années sans se voir et se retrouver, sans état d’âme, quand l’une d’entre nous passe par le quartier d’un autre. C’est normal ! Cela dit, vous enfoncez une porte ouverte : il était dans mon intention de mettre Prisca au courant. Ne fût-ce que pour nous assurer la protection de son habileté au maniement d’un fusil. En outre, ça va beaucoup l’amuser !

— Ah bon ?

— Soyez franche ! En dehors du fait que nous vivons un drame dans lequel Aldo joue trop gros jeu pour ne pas nous inquiéter, est-ce que cette aventure ne vous amuse pas un peu ?

Occupée à ranger de la lingerie dans un tiroir de commode, Marie-Angéline s’activa fébrilement à remettre dans ses plis une combinaison dont le satin s’obstinait à glisser. Finalement, elle avoua :

— Si… et j’en ai honte ! Cela tient à ce que…

— Rien du tout ! Je vous connais suffisamment pour en douter. Et pourtant vous aimez bien la tribu Morosini. Prisca, elle, ne la connaît que par ouï-dire. Croyez-moi, elle va s’amuser au moins autant que vous et c’est normal : elle n’est pas sans vous ressembler.

— Vraiment ?

— Évidemment ! Ses ancêtres aussi ont fait les croisades ! Fraternité d’anciens combattants, sans doute !

Elle avait raison sur toute la ligne. Quand, au dîner, entre un sublime foie gras en brioche et une salade chaude d’écrevisses, Mme de Sommières, luttant courageusement contre une sensation de béatitude, conta ses tribulations à la cousine, celle-ci, une lueur guerrière dans son œil brun, vida d’un trait son verre de jurançon et offrit à ses invitées un large sourire :

— Eh bien, merci de votre confiance, ma chère Amélie. Je me doutais qu’il y avait quelque chose derrière ce désir inattendu de faire « une petite halte à Saint-Adour », comme vous me l’avez écrit et, surtout, ce soudain intérêt manifesté à midi pour les gens d’Urgarrain, mais je me serais bien gardée de vous poser la moindre question.

— Je n’en doute pas un instant. C’est pourquoi je tiens à jouer franc jeu avec vous. Le contraire serait indigne. En fait, conclut-elle en se laissant aller contre le dossier de sa chaise, nous sommes dans la mélasse…

— En ce qui me concerne, je n’en connais pas dont, avec un brin d’obstination, on ne puisse sortir. Que souhaitez-vous ?

Pour le dîner – et comme elle le faisait chaque soir même quand elle était seule – Mme de Saint-Adour avait troqué sa rustique défroque contre une longue robe de soie noire portée avec un triple rang de perles fines et à l’épaule l’emblème et le ruban blanc de son couvent bavarois. Il fallait avouer qu’ainsi vêtue elle ne manquait pas d’allure. Impressionnée malgré elle, Marie-Angéline répondit :

— D’abord, savoir qui il y a exactement dans cette maison. Doña Luisa, la vieille dame, et Isabel, sa petite-fille, ont été seules à l’hôtel du Palais jusqu’à la veille de leur départ où Miguel… le beau cousin, est venu les rejoindre et, le lendemain, les a emmenées en voiture jusqu’ici. Comme nous n’avons pas vu le vieux Don Pedro, on peut supposer qu’il les avait précédés et que la famille est réunie à Urgarrain. Quelqu’un aurait-il aperçu l’un ou l’autre… ou pourquoi pas les quatre ?

— Ça, ma petite, je crois bien que personne n’en sait rien. Dans notre coin, tout au moins. Le bruit nous est venu que les téméraires qui tentaient d’approcher le château étaient accueillis à coups de fusil…

— Et les coups de fusil en question n’ont pas éveillé l’intérêt de la gendarmerie ? s’étonna Mme de Sommières. Il me surprendrait que vous n’en ayez pas au moins une ?

Le rire de la chanoinesse fit tinter les pendeloques de cristal du lustre :

— On en a… mais on ne la voit pas souvent. En revanche, on voit quantité de douaniers. C’est leur terrain de chasse, l’Espagne étant juste de l’autre côté. Quant aux coups de feu, on en entend de jour comme de nuit. Des chasseurs… ou autre chose ! Alors, que les occupants d’Urgarrain se défendent comme ils l’entendent, on n’y voit pas tellement d’inconvénients. Ce qui ne veut pas dire que votre histoire ne m’intéresse pas, ajouta-t-elle en voyant s’allonger les figures de ses cousines. Au contraire, je commence à éprouver une envie dévorante d’en savoir davantage. Allez, du nerf ! On va se mettre à l’ouvrage.

— Que proposez-vous ? demanda Plan-Crépin.

— Premier point : observer attentivement pour essayer de connaître leurs habitudes ! Votre chambre, Amélie, étant l’endroit idéal pour ce faire, je vais installer chez vous la longue-vue sur pied de cuivre de mon grand-père, l’amiral, et pendant deux ou trois jours, nous nous y relaierons en permanence…