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Une vive déception se peignit sur le visage d’Agathe :

— Si vous le saviez, pourquoi êtes-vous venu ?

Il lui offrit un sourire moqueur :

— Mais pour avoir une confirmation, en parler avec vous… et passer un moment des plus agréables.

Banco ! Le charme opéra et Agathe Waldhaus retrouva sa belle humeur !

— Dans ce cas, parlons-en ! s’exclama-t-elle avec enjouement en réclamant une nouvelle ration de champagne. Vous avez absolument raison ! Il vient effectivement du château de Bouchout. L’impératrice en personne l’a donné à ma mère qui la plaignait et avait obtenu d’être sur la fin l’une de ses dames de compagnie. L’une des plus appréciées, soit dit en passant ! Sa Majesté raffolait du chocolat et, naturellement, elle en a eu plus que son content ! L’éventail a été donné à ma mère en remerciement et en témoignage d’amitié.

— Je comprends qu’elle y tienne et vous, baronne, vous ne devriez peut-être pas le risquer dans des soirées mondaines. À fortiori dans un casino où le monde se trouve parfois mélangé !

— Sans doute avez-vous raison mais, hier soir, je n’ai pas pu résister à l’envie de le prendre ! Il me va bien, n’est-ce pas ?

— Mieux que je ne saurais dire ! Accepteriez-vous de le manier de nouveau pour moi ce soir ?

Elle rosit de plaisir et sonna son valet :

— Ramon, dites à Josiane de m’apporter l’éventail de plumes blanches que j’avais hier !

Aldo ouvrait déjà la bouche pour réclamer également la boîte mais elle enchaîna aussitôt :

— Avec son écrin ! Il vaut, lui aussi, la peine d’être vu !

Le cœur d’Aldo battait à se rompre quand, quelques instants plus tard, une jeune femme de chambre pénétra dans le salon, portant l’un des fameux écrins de cuir bleu. L’un des plus grands, apparemment.

Agathe le prit sur ses genoux, l’ouvrit et en tira le bouquet de plumes d’autruche blanches qu’elle déploya pour en jouer avec coquetterie. Aldo en profita pour s’emparer de la boîte en disant :

— Ravissant ! Mais vous avez raison, baronne, de montrer le coffret ! Il est fort intéressant.

Ô combien ! Aldo n’eut pas besoin de l’examiner longtemps pour acquérir la certitude que les émeraudes devaient être là ! Le fond gainé de velours blanc était plus haut que ce qu’il avait vu jusqu’alors. Sans compter une nette différence de poids. En s’efforçant de maîtriser le tremblement de ses mains, il le reposa sur le guéridon pour sourire avec extase à la baronne Agathe qui s’était levée et voltigeait à travers la pièce en prenant des poses…

L’entrée de Ramon annonçant que Madame la baronne était servie figea la danseuse en plein vol.

— Passons à table ! dit-elle en prenant Aldo par le bras. J’espère que vous aimez les huîtres ? Moi, j’en suis folle !

— Nous serons toujours d’accord sur ce point ! D’autant plus qu’elles manquent fâcheusement à Venise !

— Oh, Venise n’en a pas besoin ! Elle possède tellement de moyens d’inciter à l’amour.

— Ah, parce que les huîtres ?…

— Évidemment ! Vous ne le saviez pas ?

— Mon Dieu, non ! Mes notions en matière d’aphrodisiaques sont élémentaires et ne vont guère plus loin que les truffes, certains poivres, certains champignons et bien entendu la mythique cantharide.

— Pourquoi mythique ? Elle est on ne peut plus réelle… et très efficace. À ce que l’on m’a assuré tout au moins, ajouta-t-elle en baissant les yeux et en réussissant un « fard » dont son invité ne fut pas dupe.

Il le fut moins encore en voyant arriver le deuxième plat – une omelette aux truffes ! –, le troisième – un salmis de faisan aux piments d’Espelette… et aux truffes ! Une véritable hérésie culinaire ! Le quatrième, une salade dans laquelle une main négligente avait laissé tomber de fines tranches du savoureux tubercule. Il s’attendait à en trouver dans la mousse au chocolat couronnée d’une crème Chantilly neigeuse – avec, pourquoi pas, une pincée de poudre provenant de la dangereuse mouche évoquée précédemment – que Ramon apportait avec l’onction d’un lama tibétain soutenant le Livre sacré. Et s’apprêtait à se priver de dessert quand une voix furieuse fit trembler les vitres et provoqua chez le valet une telle commotion qu’il poussa un cri, tandis que le compotier lui échappait et allait se répandre sur le sol.

— Quel charmant spectacle ! Mais pas vraiment inattendu : ma femme à moitié nue en partie fine avec son amant ! Vous ne m’attendiez pas, n’est-il pas vrai ?

L’œil furibond, la moustache en bataille et le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, en tous points conforme à l’image qu’en gardait Aldo depuis la gare de Vienne, le baron Waldhaus effectuait une entrée d’autant plus fracassante qu’il brandissait une canne avec l’évidente intention de s’en servir. Cependant, Agathe ne parut pas autrement émue. En colère, oui ! Se levant brusquement, elle jeta sa serviette sur la table et protesta :

— En vérité, Eberhardt, vous êtes impossible ! Vous n’êtes pas chez vous ici et vous le savez. Alors qu’est-ce qu’il vous prend d’y jouer les cyclones ?

— Vous êtes toujours ma femme, Agathe, et partout où vous vous trouvez, je suis aussi chez moi !

— Ma parole, vous êtes malade ! Alors, quand je vais chez le coiffeur vous pensez pouvoir y enfiler vos pantoufles ?

— Je me suis mal exprimé. Je voulais dire que je peux exercer mes droits d’époux où que vous soyez. Quant à vous, Monsieur…

Plus amusé qu’inquiet, Aldo avait allumé une cigarette et considérait le nouveau venu avec bienveillance, en regrettant seulement qu’il n’ait pas fait irruption suffisamment tôt pour lui éviter le salmis incendiaire.

— Je crains que vous ne commettiez une erreur, baron. Je ne suis que l’invité de la baronne…

— Vous l’étiez aussi, je suppose, quand, au départ du train de Bruxelles, je vous ai vu la prendre dans vos bras ?

— Elle risquait de glisser. Je l’ai seulement aidée à monter et n’importe qui en aurait fait autant. J’ajoute qu’avant cet incident, je n’avais jamais eu le plaisir de la rencontrer.

— C’est ce qu’il faudra prouver. On vous connaît, Monsieur le prince !

— Moi, en revanche je ne vous connais pas et vous ne me donnez guère envie de le regretter. À présent, soyez bon, cessez d’agiter cette canne !

— Elle vous gêne ? ricana Waldhaus.

— Plus que je ne saurais dire. Il me déplairait, pour une première rencontre, de vous mettre mon poing dans la figure. (Puis, sur un ton plus conciliant, il continua :) C’est un déplorable malentendu. Nous sommes des gentilshommes et j’espère que vous me ferez l’honneur de le croire si je vous donne ma parole que…

Ce qui se produisit alors devait se retrouver à plusieurs reprises dans les cauchemars d’Aldo : Agathe lui coupa la parole et s’écria en se mettant à sangloter :

— Inutile d’aller jusque-là, cher Aldo ! Il… il ne nous croira jamais… ni l’un ni l’autre… Et, de toute façon, cela ne changera rien à ce qui est ! Un… un amour comme le nôtre…

Il manqua s’étrangler :

— Un amour… Vous perdez la tête, baronne ? Je vous serais reconnaissant d’avoir l’obligeance de la retrouver ! Nous sommes à peine des amis… des relations de voyage, et j’aimerais que vous vous souveniez que je suis marié et père de famille !

— Ne soyez pas inutilement cruel, mon chéri ! gémit Agathe. Il fallait qu’un jour cette situation intenable se dénoue ! En avons-nous assez parlé ? Ce n’est qu’un mauvais moment à passer : nous divorçons chacun de notre côté et…

Furieux, Aldo fit face au mari :

— Est-ce que, sincèrement, vous avalez cette couleuvre ?

— Et pourquoi non ? Ma femme fait preuve avec moi d’une franchise sans faille… sauf peut-être depuis quelque temps, j’en conviens. Mais vous, vous devriez avoir honte de renier ainsi vos fautes !

— Mes fautes ? Je n’ai pas conscience d’en avoir commis d’autre que celle de venir ce soir… pour parler d’un éventail !

L’Autrichien partit d’un rire tonitruant qui fit trembler ses bajoues :