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— Qu’est-ce que… ah, c’est toi ?

— En personne… et heureux de constater que tu prends la vie du bon côté ! J’espère que je ne te dérange pas ?

— Si ! Il y avait bal à l’hôtel et je n’ai pas beaucoup dormi.

— Tu as trop dansé ? Et moi qui te croyais attelé à la filature du jeune Faugier-Lassagne ? À moins qu’il ne soit ici et n’ait partagé tes ébats chorégraphiques ?

Adalbert remplaça son chapeau par des lunettes noires, non sans avoir considéré Morosini avec un franc dégoût.

— Ce que tu peux être agaçant quand tu t’y mets ! Et d’abord, assieds-toi ! Tu me fais de l’ombre…

Aldo appela un serveur pour lui commander un café, ôta les jumelles posées sur le siège voisin d’Adalbert et s’installa en soupirant :

— Le voilà qui se prend pour Diogène !

— Plains-toi donc ! Ça te permet de tenir le rôle d’Alexandre le Grand. Tu devrais te sentir flatté.

— Assez tourné autour du pot. Où en es-tu ?

Adalbert prit les jumelles et les lui tendit :

— Regarde toi-même ! À ta gauche, le maillot de bain noir avec une ceinture blanche !

Il n’y avait pas encore foule. Aldo trouva sans peine la silhouette indiquée. C’était sans doute possible le substitut lyonnais qui, après un ou deux mouvements de culture physique, se dirigeait vers l’eau au pas de course, plongeait et se mettait à plumer l’eau d’un crawl efficace.

— Il nage bien, apprécia-t-il, mais à part ça ?

— Il fait l’idiot ainsi qu’on le redoutait. N’ayant pas trouvé de place à l’hôtel, il s’est logé en face, au Carlton, mais il passe dans nos murs le plus de temps qu’il peut, surtout après avoir repéré les dames mexicaines. Il faut avouer que la beauté de Doña Isabel se remarque facilement. Il a même réussi à se présenter…

— Sous quel prétexte, Seigneur ? Il n’a pas eu la bêtise de dire de qui il est le fils ?

— Il est un brin idiot mais pas à ce point-là. Elles étaient seules ici. Il a dû se débrouiller pour leur rendre de menus services et j’ai pu le voir causer avec elles à deux reprises et, si tu veux le résultat de mes observations, je peux t’assurer qu’il est tombé amoureux de sa trop jolie belle-mère !

— Il ne nous manquait plus que ça ! Mais comment le sais-tu ?

— C’était visible comme le nez au milieu de la figure. Hier, ça s’est plutôt mal passé : il les a rejointes au salon de thé où je me trouvais à l’abri d’une plante verte et il a voulu prendre place à leur table. Ce qui n’a pas plu à la grand-mère qui lui a intimé l’ordre de les laisser tranquilles. Elle a le verbe haut quand elle est en colère. Elle lui a déclaré qu’elle et Doña Isabel quitteraient l’hôtel s’il continuait à les importuner. Il ne lui restait plus qu’à prendre la porte avec la mine que tu imagines…

— Et la belle Mme Vauxbrun n’a rien dit ?

— Rien. Cela n’avait pas l’air de la concerner. Elle a continué de déguster sa tartelette aux fraises en regardant dans le vide… Je ne sais pas si tu te souviens mais, au soir du mariage civil, tu as dit à Mme de Sommières, qui me l’a répété, que cette jeune fille ne semblait pas vivante ? Cela m’avait frappé aussi à l’église. Si elle n’était pas si gracieuse dans ses mouvements, on pourrait même penser à une poupée animée.

— Une éternelle absente ! En tout cas je ne l’ai jamais vue sourire…

— Moi si ! Hier, justement, après l’exécution du jeune Faugier-Lassagne, elle a souri à ce dragon de Doña Luisa et lui a adressé quelques mots. J’avais l’impression qu’elle la remerciait… Je peux te garantir que le sourire est charmant… Pauvre garçon !

L’intéressé sortait de l’eau et se bouchonnait rêveusement, avant de remonter vers la cabine où il avait laissé ses vêtements, apparemment peu désireux de se mêler à ces gens qui commençaient à se précipiter à la plage. L’heure sacrée du bain était arrivée, une partie de la jeunesse dorée séjournant alors à Biarritz accourait après avoir troqué ses vêtements contre des tenues de bain aux couleurs vives. La plage s’anima d’un seul coup, pleine de rires et des petits cris des jeunes femmes qui entraient dans la fraîcheur de l’eau, les bras levés au-dessus de la tête en s’éclaboussant joyeusement. D’autres, plus courageuses, s’y jetaient carrément et se mettaient à nager aussitôt pour se réchauffer, le menton relevé afin d’éviter de « boire la tasse ». Sur le sable, un cercle se formait autour de deux très beaux garçons, magnifiquement bâtis, qui sortaient de l’eau en arrachant leurs bonnets de caoutchouc. Depuis la terrasse on pouvait entendre leur rire sonore.

— Les princes Théodore et Nikita de Russie ! commenta Adalbert. Depuis la révolution d’Octobre, les Romanov se sont mis à coloniser Biarritz. Hier, j’ai vu le grand-duc Alexandre, cousin et beau-frère du tsar dont il a épousé la sœur Xénia, sortir de l’église Saint-Alexandre-Nevski. Il habite une belle villa non loin d’ici, à Bidart, où il écrit un bouquin et s’adonne au spiritisme…

— D’où sors-tu ces connaissances ? émit Aldo, sidéré. Je ne te savais pas si au fait de l’ancienne famille impériale ?

— Figure-toi qu’avant d’avoir l’honneur de te connaître, j’ai vécu un certain nombre d’années… dirais-je… aventureuses. Je suis allé plusieurs fois en Russie avant la guerre.

— Il ne me semble pas qu’on y rencontre énormément de pyramides !

— Ne fais pas l’imbécile. T usais très bien que je ne suis pas seulement égyptologue et qu’il m’est arrivé de servir la France autrement ! Cela fait voir du pays et crée des relations. Ainsi, je peux t’apprendre que dans cet hôtel vit une autre sœur de Nicolas II : Olga, princesse d’Oldenburg, en compagnie d’une collection de poupées... Je l’ai croisée hier et, si tu veux, je te présenterai ?

— Je préfère être aussi discret que possible…

— Erreur magistrale ! Il faut nous comporter comme s’il n’y avait pas d’affaire Vauxbrun. Nous allons évoluer sous les yeux de deux femmes qui nous sont proches et, officiellement, nous venons nous reposer et nous changer les idées. Demain soir, il y a gala au golf de Chiberta et nous irons avec la famille : j’ai retenu une table… Ça va beaucoup plaire à Plan-Crépin.

— Et à Tante Amélie ?

— Elle ? Je parie qu’elle connaît tout le monde !

Peut-être pas tout mais une grande partie. Aldo put s’en convaincre, lorsque le quatuor fit son entrée vers neuf heures dans la lumineuse salle de restaurant donnant sur la mer, au nombre de saluts qu’elle récolta. Il s’en était déjà aperçu lors de la fête à Trianon, l’an passé, les apparitions de la marquise, où qu’elle aille, prenaient facilement des allures d’entrées royales. Sa classe, son élégance – même si elle restait fidèle aux modes d’il y a cinquante ans ou peut-être même à cause de cela – étaient inimitables et les sourires qu’elle recevait étaient tous empreints de sympathie et de respect.

Il n’en fut pas ainsi, quelques minutes après leur arrivée, quand les dames mexicaines vinrent s’installer à une table voisine de la leur. Il y eut un léger murmure et des regards admiratifs rendant hommage à la beauté de la jeune femme mais la silhouette noire et monolithique de Doña Luisa n’eut pas l’air d’éveiller les sympathies. L’oreille sensible d’Aldo capta un chuchotement !

— … la Reine de Ruy Blaset sa Camarera Mayor ! Saisissant, non ?

Les deux groupes étaient trop voisins pour ne pas se reconnaître. Aldo et Adalbert se levèrent pour une brève inclination du buste. Tante Amélie, alors occupée à consulter le menu à travers son face-à-main, pencha un peu la tête avec l’ombre d’un sourire. Marie-Angéline, qui leur tournait le dos, à son grand dépit, ne fit rien bien entendu.

Doña Luisa, plus raide que jamais, rendit le salut. Quant à Isabel, elle dirigea vers eux un instant son beau regard sombre dépourvu d’expression. Elle eût peut-être contemplé avec plus de chaleur un pot de fleurs ou un plant de tomates.

— Incroyable ! chuchota Adalbert. On a l’impression qu’elle est sous hypnose ! Lui arrive-t-il quelquefois de sourire ?