— Comprenez-moi ! reprit Morosini. La collection Morosini m’importe peu. Ce que je veux, à n’importe quel prix, c’est sauver mon beau-père. Je ne supporte pas l’idée de le savoir aux mains d’une bande d’aigrefins qui jouent du couteau pour un oui ou pour un non ! Je veux le ramener à Lisa ! Outre l’amitié profonde que j’éprouve pour lui, ce sera la meilleure façon de me faire pardonner et de retrouver ma famille !
Malgré l’arrogance affichée, le désespoir était flagrant dans cette voix et Langlois ne s’y trompa pas :
— Allons ! Vous savez que nous sommes prêts à tout pour vous aider ! Puis changeant brusquement de ton : Parce que voilà cinq minutes que nous parlons dans le vide et que cela me donne la mesure du degré de perturbation que vous avez atteint… tous les deux ! ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous faites toute une histoire de me donner une adresse dont vous voulez que je surveille le téléphone ! De deux choses l’une : ou ce Schurr l’a et l’annuaire m’indiquera cette adresse, ou il ne l’a pas et je ne vois pas vraiment ce que je pourrais surveiller !
— Ou il n’est pas à l’annuaire ! fit Adalbert rogue.
— Si c’est une maison respectable – même seulement en apparence ! – et non un repaire de malfrats, il est impossible qu’il en soit autrement !
— Ça va, on est battus ! soupira Adalbert : les Bruyères blanches, 8, avenue de la Belle-Gabrielle à Nogent-sur-Marne. C’est une maison tout ce qu’il y a de convenable ! Enfin, elle en a l’air !
— Voyons si elle en a la chanson ! Je vais coller dessus l’inspecteur Sauvageol que vous connaissez peut-être ?
— Non. C’est lui que vous aviez envoyé à Lugano ?… Où il n’a pas trouvé grand-chose, il me semble ? dit Morosini.
— Suffisamment pour m’intriguer ! Il se peut que je l’y renvoie pour vérifier un curieux bruit : Gandia aurait vendu sa propriété afin de la transformer en clinique de luxe pour malades mentaux et comme Sauvageol s’est fait de nombreuses… relations dans la population…
— Gandia, vendre la Malaspina ? Ça m’étonnerait, répondit Aldo. Pourquoi le ferait-il ? C’est son fief familial depuis des décennies, pratiquement à cheval en outre sur une frontière. De plus les lois helvétiques lui sont plutôt favorables. Où trouverait-il meilleure base pour ses… activités ?
— Il se peut qu’il veuille couper définitivement les ponts avec la vieille Europe et, en vue de cela, réaliser deux gros coups : la moitié de la collection Kledermann… et de la vôtre, Morosini. Après cela l’Amérique, l’Australie ou les Indes, qui peut savoir ? N’oublions pas que personne ne sait où est passée sa sœur à laquelle l’attache un sentiment trouble…
— L’Amérique me paraît impossible ! Elle y était trop connue !
— C’est immense, les États-Unis. Pour une comédienne de sa classe il doit être possible de s’y recréer une vie somptueuse… et pas fatalement au Texas !
— Je pencherais plutôt pour le Brésil ! fit rêveusement Adalbert. Il est encore plus facile de s’y refaire une nouvelle vie… et en plus les pierres précieuses – n’oublions pas la passion de Gandia pour les joyaux ! – y poussent comme les pissenlits après la pluie !
— Quoi qu’il en soit, coupa Aldo en se levant pour partir, la priorité absolue c’est d’être présent à l’entrevue de ces deux salopards !
— Restez encore un instant, j’ai quelque chose à vous montrer…
Langlois prit un dossier dans un tiroir de son bureau et l’ouvrit pour en sortir une photo qu’il tendit à Aldo :
— Vous connaissez cet homme ?
Morosini scruta l’image qui représentait un homme en smoking, qu’il portait d’ailleurs avec une certaine allure, appuyé à une rambarde derrière laquelle on apercevait une plage et la mer. Il avait l’impression de l’avoir déjà vu sans réussir à le situer. Après quoi il la passa à Adalbert en disant :
— Il ne m’est pas inconnu mais son nom ne me revient pas. Et toi ?
— En dehors du fait qu’il me rappelle vaguement ton beau-père…
— Bravo, Vidal-Pellicorne ! L’homme s’appelle… ou s’appelait James Willard. Il était croupier au casino d’Eastbourne. C’est Warren qui vient de m’envoyer cette photo. Willard a disparu depuis un moment déjà et je dirais…
— … qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’il repose à présent dans un cimetière zurichois ! acheva Aldo soudain très sombre.
Il avait repris le portrait et, en surimpression, revoyait l’effroyable dépouille qu’il avait dû contempler dans un caveau de la morgue.
— Avait-il de la famille ? demanda-t-il.
— Une femme et deux enfants. Le fils sert dans la Marine royale. La fille est mariée à un assureur et elle a une fille… Je vous rassure, Morosini, car je vous connais bien, leur situation financière est satisfaisante…
— Si nous retrouvons Moritz vivant, cela m’étonnerait qu’il se contente de votre conviction. Sinon… mais n’allons pas trop vite ! Warren sait-il où en sont les choses ?
— Je viens seulement de recevoir ça mais je vais l’appeler… dès que vous serez partis, fit-il gracieusement. Il faut qu’il sache exactement où nous en sommes sinon il va m’envoyer la moitié de Scotland Yard ! Vous savez comment il est ? La disparition d’un banquier milliardaire suisse l’intéresse mais nettement moins que celle d’un sujet de Sa Gracieuse Majesté ! Cela posé, j’appelle Sauvageol. Le plus simple est encore que vous l’emmeniez faire un tour sur les bords de la Marne. Cette balade vous permettra de le jauger... et de vous convaincre de ses capacités ! Je ne crains pas d’affirmer qu’en dépit de sa jeunesse il est en passe de devenir le meilleur de mes inspecteurs !
— Ce qui signifie que vous l’engue… que vous le maltraitez à longueur de journée en vertu du bon vieux principe « qui aime bien châtie bien » ? avança Adalbert suave.
— Que vous voilà donc délicat dans vos propos ! C’est vrai que je l’engueule plus fort que les autres… quand il le mérite ! Ce qui n’est pas souvent. Et si vous désirez des détails sur la vie que l’on mène à Lugano, il vous racontera tout ce que vous voudrez !
Quelques minutes plus tard, présentations faites et ordres donnés, les trois hommes quittaient le Quai des Orfèvres. Il ne faisait aucun doute que le courant de sympathie fonctionnait dans tous les sens et cela dès que l’on eut rejoint la voiture. Comme Morosini voulait lui laisser la place à côté du chauffeur, Sauvageol refusa :
— Avec votre permission, je préfère monter derrière !
Adalbert se mit à rire :
— Vous redoutez la place du mort ?
— Évidemment non. Seulement je préfère que l’on ne me remarque pas dans un coin où il ne doit pas y avoir foule, sauf peut-être dans l’après-midi où l’on promène les enfants au bois. Il faut que je sois quasiment invisible !
L’avenue de la Belle-Gabrielle offrait, dans la journée, une image plus rassurante qu’en pleine nuit. Comme il faisait beau, voitures, vélos et promeneurs avaient pris possession du bois de Vincennes, cependant que dans les maisons la plupart des fenêtres étaient ouvertes.
De nombreuses voitures étaient garées le long des trottoirs ; Adalbert put s’offrir le luxe d’un créneau impeccable afin de permettre au jeune inspecteur d’examiner les lieux à son aise.
À la lumière du jour, les Bruyères blanches apparaissaient différentes. Ce n’était plus qu’un vaste pavillon confortable, aux fenêtres et au jardin fleuris, ouvert à la douceur d’une belle journée. Assis à l’ombre de marronniers, un homme aux cheveux blancs lisait un journal, un panama et une canne posés sur une chaise auprès de lui. À l’étage, une femme en tablier bleu, les cheveux cachés par un torchon, frottait les vitres avec énergie.
— Le lecteur de journal, c’est Schurr ? interrogea Sauvageol qui avait sorti un appareil photo.
— En personne ! répondit Aldo. Il est facile à reconnaître, n’est-ce pas ?
— Oui. Il est drôlement beau pour son âge. Et la femme perchée ?