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— N’oublies-tu pas qu’il guigne aussi ta collection ?

— Oh, je n’oublie rien, mais, dans l’état actuel des choses, elle est accessoire…

— Accessoire ? Avec ce genre de truand ?

— Je n’ai jamais dit que je ne prendrais pas de précautions et, par exemple, si Tante Amélie avait la gentillesse d’écrire à grand-mère pour l’avertir, tout sera mis en œuvre pour la protection des petits ! Conseillez-lui donc d’envoyer Joachim, son majordome viennois, à Rudolfskrone ! Il me déteste mais adore les enfants et il est tellement teigneux qu’il vaut une armée à lui tout seul !

— La lettre partira au courrier de demain matin ! Mais si nous ignorons où se terre Grindel, nous connaissons la position de repli de César. Pourquoi ne pas essayer de savoir ce qui se passe à Lugano ? Je crois me souvenir que Langlois y a envoyé une équipe surveiller les agissements de nos deux Don Quichotte. Si tu vas téléphoner, demande-lui s’il a des nouvelles ! Au point où nous en sommes !

Or, le grand chef n’avait pas de nouvelles, mais en outre il avait dû rapatrier les inspecteurs Sauvageol et Durtal. Non seulement ils mouraient d’ennui, mais comme ils comptaient parmi les meilleurs de ses hommes, il ne pouvait s’en priver plus longtemps.

— Bon ! conclut Aldo. Si on n’arrive pas à mettre la main sur Grindel, on ira faire un tour là-bas…

Troisième partie

Le bout du tunnel ?

9

Aldo et la concierge

Dire qu’il ne se passait rien à Lugano était excessif. Si la villa Malaspina se montrait décevante, de jour comme de nuit, chez sa voisine la vie quotidienne était devenue peu à peu invivable depuis l’arrivée de l’inspecteur Sauvageol que Boleslas avait pris en grippe dès son apparition. Et cela pour la plus simple des raisons : c’était un policier.

Or, depuis son amère expérience sous la férule de la Guépéou, la police politique soviétique, le réfugié polonais mettait dans le même panier tout ce qui, de près ou de loin, pouvait y ressembler. D’autant que l’état de misère où il était réduit quand Hubert de Combeau-Roquelaure l’avait positivement ramassé devant le Collège de France un soir d’hiver ne lui avait pas donné beaucoup de raisons d’établir des comparaisons flatteuses avec les sergents de ville français. Ceux-là ne le molestaient pas mais le priaient de « circuler » en faisant des moulinets avec leur bâton blanc. Circuler ! Pour aller où par saint Casimir ? L’un d’eux moins rogue que ses collègues lui avait indiqué un asile de nuit où il avait eu droit à une soupe chaude et à un coin de matelas mais c’était bien loin des rêves qu’il nourrissait sur le pays des droits de l’homme où son maître Chopin avait soulevé l’enthousiasme des foules tandis que de wagons à bestiaux à un autre transporteur de marchandises il traversait l’Allemagne où régnait un demi-fou nommé Hitler sans se faire repérer par la déjà tristement célèbre Gestapo…

Après tant de douloureuses expériences, son entrée dans l’univers de « Monsieur le Professeur » lui avait procuré l’impression merveilleuse de franchir le seuil d’une espèce de paradis sur lequel régnait un ange grognon et rondouillard armé d’une cuillère à pot en guise d’épée flamboyante ! Le bonheur ! Enfin !…

Lugano, son doux climat, son lac bleu, ses jardins fleuris, sa population accueillante et son air si pur où traînait toujours l’écho d’une chanson l’avait transporté. De même son goût du théâtre s’était égayé à l’idée de jouer un second rôle dans la comédie montée par son maître et cet aimable M. Wishbone qu’il avait adopté dès son apparition, mais tout l’édifice de son bonheur s’était fissuré quand il avait ouvert la porte à ce jeune inconnu vêtu d’un trench-coat et coiffé d’une casquette, une valise à la main, qui s’était annoncé :

— Inspecteur Gilbert Sauvageol, de la police judiciaire ! C’est le commissaire principal Langlois qui m’envoie !… Et je suis attendu !

Trop choqué par cette apparition pour trouver quelque chose à répondre, Boleslas s’était borné à introduire l’intrus et le conduire jusqu’au petit salon où Wishbone était en train de faire les comptes. Le nouveau venu avait été accueilli d’autant plus chaleureusement que l’on avait dû renvoyer la femme de ménage que l’on avait surprise l’œil collé à la serrure de la porte de la pseudo-Mrs. Albina Santini qui ne sortait jamais de sa chambre quand celle-ci était là. Sauvageol étant prévenu qu’il devait jouer les valets de bonne maison et éventuellement les cuisiniers, l’accord s’était conclu d’autant plus vite que le Texan, toujours fidèle à lui-même, lui avait fait entendre que policier ou pas, il entendait rétribuer ses services à leur juste valeur. Après quoi Boleslas avait été prié de montrer sa chambre au voyageur. C’est là que les choses avaient commencé à se gâter…

L’envahisseur nanti d’un logis, Boleslas s’était précipité chez le professeur :

— L’homme de la police, il doit coucher ici ?

— Naturellement ! Qu’est-ce que tu croyais ?

— Je ne sais pas, moi ! Qu’il dormirait à l’auberge ou dans la cabane du jardin… Il est venu pour surveiller, non ?

— Pour enquêter ! Nuance ! Il est notre lien avec la police judiciaire !

— Et il va falloir le nourrir ?

Occupé à parfaire son grimage pour ses quelques heures de représentations quotidiennes, Combeau-Roquelaure se retourna sur sa chaise pour considérer le Polonais avec stupeur :

— Mais enfin, Boleslas, qu’est-ce qui te prend ? On ne t’a jamais caché qu’il allait venir. Alors ça rime à quoi ton histoire ? Si tu ne peux pas te faire à l’idée de passer un certain temps avec ce garçon, je vais devoir te renvoyer à Chinon. Je te rappelle en plus qu’il te donnera un coup de main aux fourneaux, ce qui ne sera pas un luxe.

Boleslas exhala un soupir :

— J’essaierai de ne pas le voir, voilà tout !

— Tâche d’être au moins poli ! L’affaire dans laquelle nous sommes engagés ne peut te permettre des états d’âme ! Compris ?

— Je ferai de mon mieux ! assura-t-il la main sur le cœur et les yeux au ciel, affichant la mine pathétique du chrétien attendant dans l’arène de servir de casse-croûte aux fauves.

On s’en tint là et les jours qui suivirent furent relativement paisibles. Boleslas faisait son service avec naturel – du moins il le pensait ! – en s’efforçant de se persuader que son ennemi était devenu transparent, ce qui lui donnait l’air aussi peu naturel que possible. Ce qui n’échappa pas à Sauvageol qui s’en ouvrit au « jardinier » :

— On dirait que ma tête ne lui revient pas ?

— Ce n’est pas la tête, lui répondit Wishbone, c’est la corporation ! Vous êtes policier.

— Et il ne les aime pas ? C’est un ancien repris de justice ?

— Non, un ancien musicien mais il faut comprendre ! Il est polonais et jusqu’à son arrivée en France il a vécu dans la crainte des flics des Soviets puis de ceux de Hitler.

— … et quand il est arrivé chez nous, les préposés à notre circulation, s’ils ne l’ont pas malmené, ne lui ont pas montré plus de considération ! reprit le professeur qui avait entendu.

— Je fais quoi, moi, dans ces conditions ?

— Votre travail comme s’il n’était pas là. Il faudra juste vous forcer un peu quand vous irez au marché tous les deux !

— Il serait peut-être plus simple que j’y aille à sa place ! Quelques fois ? proposa le Texan. Je suis jardinier après tout ! Ensuite vous irez tout seul !

Ce fut, en effet, la solution. Né dans le midi de la France et parlant parfaitement l’italien, aimable et facilement bavard, Sauvageol remporta même un vif succès. Il plaisait aux femmes sans être antipathique aux hommes avec lesquels il buvait volontiers un verre. Et, bientôt, on lui confia qu’on le préférait de beaucoup à ce « bizarre Polonais qui avait toujours l’air de porter Dieu en terre » et ne cessait de fredonner de la musique triste.