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— C’était avant la guerre, j’avais vingt ans et elle était comtesse Vendramin, donc Kledermann était bien loin de s’inscrire dans son paysage ! Nous n’allons pas remonter aux calendes grecques et, n’importe comment, nous nous sommes expliqués là-dessus une fois pour toutes quand elle est morte !

— Du calme ! Je désirais seulement te faire comprendre qu’il n’est peut-être plus en aussi bonnes dispositions envers toi… Alors va le voir si tu y tiens mais vas-y doucement !

— Tante Amélie, ayez tout de même un peu confiance en moi, non ?

— Bien sûr que oui ! assura-t-elle, lénifiante. D’ailleurs je serais fort étonnée que tu t’y rendes seul. Adalbert te servira de régulateur !

— Ça, vous pouvez être tranquille, je ne le lâcherai pas d’une semelle !

Un coup de sonnette et l’ouverture du portail les précipitèrent tous dans le vestibule pour accueillir Guy Buteau, fondé de pouvoir de la firme Morosini après avoir été le précepteur d’Aldo. C’est lui qui avait communiqué à son élève la passion de l’Histoire et surtout celle des pierres précieuses qui en jalonnaient toutes les époques… sans compter l’art de choisir et de déguster un bon vin. La guerre les avait séparés mais quelques années plus tard, Aldo l’avait retrouvé à l’hôtel Drouot lors d’une vente de prestige à laquelle il venait assister en tant que spectateur car il se trouvait alors dans une gêne proche de la misère. Fou de bonheur de cette rencontre, Morosini l’avait pris sous son aile, rhabillé, ramené à Venise où Guy s’était épanoui comme une fleur sous l’arrosoir, mis au travail avec enthousiasme et était devenu rapidement le second patron de la maison.

C’était à présent un vieux monsieur élégant, encore très vert sous ses beaux cheveux blancs, dont les yeux bleus brillaient de joie en saluant Mme de Sommières et Marie-Angéline qui l’embrassèrent en lui souhaitant la bienvenue.

— Moi aussi je suis heureux d’être ici… et de constater que vous êtes redevenu vous-même, Aldo ! Toute votre maison s’est fait un sang d’encre à votre sujet…

— Vous voyez ! On dirait que ma chance tient bon. Bien que…

— On parlera de tout ça à table, coupa Mme de Sommières. Laisse Guy aller prendre possession de sa chambre et se rafraîchir ! Accompagnez-le, Plan-Crépin !

— Mais j’y vais, voyons ! protesta Aldo.

— Non. Toi tu restes où tu es ! Il faut que je te dise quelque chose. Vous m’excusez n’est-ce pas, Guy ?

Ce fut Adalbert qui se chargea de la réponse en déclarant qu’il y allait aussi. Resté face à sa grand-tante, Aldo la regarda presque sous le nez :

— C’est plutôt soudain, ce grand besoin de solitude à deux ? Qu’est-ce que vous mijotez, Tante Amélie ?

— Je ne mijote rien ! Ce serait davantage notre invité.

— Lui ? Qu’est-ce qui vous le fait dire ? Il est heureux comme tout d’être ici…

— Et de constater que tu vas beaucoup mieux. Il en éprouve même un soulagement !

— Vous parlez par énigmes maintenant ?

— Depuis le temps je le connais, peut-être mieux que toi ! Question d’âge… et d’expérience ! Évidemment il est heureux d’être ici et de nous revoir tous, toi en particulier, mais derrière tout ça, il y a un problème…

— Quel problème ?

— Je n’en sais rien mais ce dont je suis certaine c’est qu’il a quelque chose sur le cœur et que cela gâche une partie de sa joie !

Aldo ne répondit pas. D’un geste machinal, il prit une cigarette, l’alluma et alla vers une fenêtre ouvrant sur le parc Monceau.

— Il se pourrait que vous ayez raison, concéda-t-il. Il y a en effet comme un voile de tristesse dans ses yeux… J’aurais dû m’en rendre compte dès son arrivée… comme je l’aurais fait avant cet… accident ! lâcha-t-il mécontent.

— On donne dans les extrêmes maintenant ! Non, tu n’es pas en train de devenir gâteux, là !

— Vous avez de ces mots !

Il la regarda, eut un rire bref :

— Ils ont au moins l’avantage de vous remettre les idées en place. Quant à Guy on va lui faire lâcher sa mauvaise nouvelle, et sans tarder, sinon il ne digérera pas son déjeuner et Eulalie se mettra en grève !

Effectivement, à peine avait-on pris place autour de la table ronde que, laissant tout juste le temps à son vieil ami de déplier sa serviette, Aldo entamait le dialogue :

— Et si vous nous racontiez à présent ce qui vous tourmente tellement, mon cher Guy ? Je crois que vous vous sentirez mieux après !

L’interpellé se figea tandis que son regard surpris faisait le tour de la table – où deux autres l’étaient autant que lui ! – et revenait à Aldo :

— Comment avez-vous deviné ?

— Pas moi, mais Tante Amélie ! Rien ne lui échappe… et elle m’a prévenu pensant que cela ne pouvait concerner que moi ! Alors, allez-y ! Ensuite on pourra tous faire honneur aux petits chefs-d’œuvre d’Eulalie.

— Je voulais justement vous accorder encore cet agréable instant de rémission…

— C’est si grave que ça ?

— Oui… mais, après tout, il ne sert à rien d’atermoyer. Alors voilà : la princesse Lisa demande le divorce !

Un silence accueillit ces paroles, seulement troublé par le juron échappé à Cyprien qui apportait un plat et avait failli le laisser tomber. Pour sa part, Mme de Sommières se contenta de poser sa main sur celle d’Aldo devenu soudain livide et la sentit se crisper.

— Elle n’a pas le droit. Le divorce n’existe pas en Italie.

— Mais il existe en Suisse et elle bénéficie de la double nationalité, dit Guy en sortant de sa poche une enveloppe. La requête est formulée devant le tribunal de Zurich !… et pourrait peut-être trouver un accommodement avec la justice italienne à condition qu’elle ne se remarie pas… et moyennant finances. Quand on en possède les moyens on peut venir à bout de n’importe quelle loi… surtout dans l’Italie fasciste !

— Vous n’oubliez qu’une chose, rugit la vieille fille : elle est née catholique, mariée devant Dieu, et là il n’y a pas d’accommodement, sauf si elle demandait l’annulation en Cour de Rome. Nantie de trois enfants elle devrait avoir du mal. Sans compter qu’elle se couvrirait de ridicule !

— Oh, elle a trouvé la parade… Elle pourrait se convertir au protestantisme.

Un silence consterné s’ensuivit, mélangé de stupeur et d’incrédulité.

— J’ai peine à croire que sa famille accepte ça ! Passe encore pour son père dont j’ignore la profondeur des convictions. En revanche, jamais sa grand-mère ne le supporterait. Valérie von Adlerstein est profondément croyante. Elle adore sa petite-fille mais pas au point d’accepter une abjuration…

— Ils ne sont sans doute pas au courant, hasarda Adalbert. Si vous voulez mon opinion…

La voix froide d’Aldo lui coupa la parole :

— Si elle veut le divorce, elle l’aura. Je ne m’opposerai pas à sa volonté. Pour qu’elle aille jusque-là, il faut qu’elle me haïsse ! Si vous voulez bien m’excuser…

Il jeta sa serviette, se leva et quitta la salle à manger suivi par tous les regards. Guy voulut le suivre mais son hôtesse le retint :

— Non. Il est préférable de le laisser supporter seul ce coup dur. Vous aussi, Adalbert ! Vous pouvez servir, Cyprien !

Le repas débuta dans la consternation… On chipota jusqu’à ce qu’Eulalie, visiblement mécontente, surgisse pour demander ce que l’on avait à reprocher à son pâté en croûte à la façon de Houdan.

— Rien du tout, ma bonne Eulalie, répondit la marquise, mais nous venons d’apprendre une mauvaise nouvelle et…

— Justement, il faut manger ! Avec tout le respect que je dois à madame la marquise, quand une tuile vous tombe dessus, il faut être solide sur ses jambes pour se ramasser et on n’est pas solide si on laisse son estomac descendre dans ses talons !

— Elle a raison ! approuva Adalbert en s’y attaquant sérieusement. D’autant que c’est délicieux. Eulalie, quand nous aurons fini auriez-vous l’obligeance de me préparer un plateau que je monterai à M. Aldo ?

— Je vais y aller tout de suite ! proposa Cyprien.