— Je reste près de lui...

Les deux femmes allèrent s'asseoir au bord de l'étroit canal qui axait le jardin. Un double lit de roses le bordait et de minces jets d'eau s'y entrecroisaient, entretenant une fraîcheur délicieuse où se dissolvaient la fatigue et la chaleur du jour. Des coussins de soie, assortis à la nuance des fleurs, étaient empilés sur la margelle de pierre auprès de grosses lampes de bronze doré et de grands plateaux d'or chargés de pâtisseries et de fruits de toutes sortes. Amina invita Catherine à prendre place auprès d'elle après avoir, d'un mot bref, éloigné ses femmes dont les voiles tendres disparurent peu à peu dans la maison ou dans les ombres du jardin.

Un long moment, les deux femmes gardèrent le silence. Catherine, épuisée par ce qu'elle venait de vivre, goûtait inconsciemment la paix embaumée de ce beau jardin, la sérénité qui se dégageait de la femme assise auprès d'elle. Après de si cruelles angoisses, après avoir pensé cent fois mourir de peur, de chagrin et de douleur, l'épouse d'Arnaud croyait se retrouver presque en Paradis. La mort, la peur, l'inquiétude même avaient fui. Dieu ne pouvait pas avoir si miraculeusement sauvé Arnaud pour le lui reprendre aussitôt. On allait le guérir, le sauver... Elle en était certaine !

Observant sa visiteuse involontaire, la sultane respecta sa rêverie avant de désigner les grands plateaux.

— Tu es lasse, épuisée sans doute, dit-elle doucement. Repose-toi et mange !

— Je n'ai pas faim, répondit Catherine avec l'ébauche d'un sourire.

Mais, en revanche, je voudrais savoir : comment suis-je ici ? Que s'est-il passé ? Peux-tu me le dire, toi qui m'accueilles avec tant de générosité ?

— Pourquoi ne me montrerais-je pas amicale envers toi ? Parce que mon seigneur voulait faire de toi sa seconde épouse ? Notre loi lui donne droit à autant d'épouses qu'il le désire et... si tu songes à mes sentiments personnels, il y a longtemps qu'il ne m'inspire plus qu'indifférence.

— On dit, pourtant, que vous demeurez fort unis.

— En apparence. Peut-être, en effet, tient-il à moi, mais son incroyable faiblesse envers Zobeïda, la facilité avec laquelle il acceptait ses pires débordements et jusqu'à ses crimes, jusqu'aux tentatives de meurtre qu'elle a perpétrées contre moi, ont tué peu à peu l'amour dans mon cœur. Tu es la bienvenue, Lumière de l'Aurore, et plus encore depuis que je sais ce que tu as souffert. Il est noble et beau qu'une femme risque tant de maux pour l'homme qu'elle aime. J'ai aimé ton histoire. C'est pourquoi j'ai accepté d'aider Abou-al- Khayr dans son projet.

— Pardonne-moi d'insister, mais que s'est-il passé au juste ?

Un sourire amusé découvrit les petites dents blanches d'Amina.

Elle avait saisi, près d'elle, un éventail fait de fines feuilles de palme enluminées et dorées et l'agitait doucement du bout de ses doigts minces, teints au henné.

— En ce moment, le seigneur Mansour ben Zegris est en train d'essayer d'arracher à Muhammad le trône de Grenade.

— Mais... pourquoi ?

Pour me venger. Il me croit mourante. Non, ne me regarde pas ainsi, continua Amina avec un rire bref, je me porte bien, mais Abou le Médecin a fait courir le bruit que le Grand Vizir, rendu fou de douleur par la mort de Zobeïda, m'avait fait empoisonner pour que j'accompagne mon ennemie aux séjours des morts et n'aie pas le loisir de me réjouir du décès de la princesse.

— Et Mansour ben Zegris l'a cru ?

— Ce matin, comme un fou, il s'est précipité ici. Il a trouvé mes femmes déchirant leurs voiles, mes serviteurs poussant des clameurs de douleur et moi-même, étendue sur un lit, pâle comme une morte.

Elle s'interrompit pour sourire à Catherine puis, prévenant la question qui venait :

— Abou-al-Khayr est un grand médecin. Mansour m'a vue de loin d'ailleurs et n'a pas douté un seul instant. Dès lors l'attaque d'Al Hamra était décidée. Abou, qui connaît bien Mansour, a suggéré que l'heure de l'exécution serait la plus favorable pour l'attaque puisque le Calife, sa Cour et une partie de ses troupes seraient hors de la forteresse. Tout a été décidé ainsi et, quand les tambours de la Mosquée Royale ont sonné l'alerte, Abou-al-Khayr a fait, en bâillant, le signal convenu avec tes serviteurs. Tu connais la suite...

Cette fois Catherine avait compris. Abou avait fomenté une révolte en excitant Mansour pour qu'à la faveur de l'agitation la fuite du condamné puisse s'effectuer.

— Dieu soit loué, soupira-t-elle, qui a permis que mon époux puisse supporter, sans en mourir, tant de souffrances !

La voix fluette du petit médecin, s'élevant derrière Catherine, la fit retourner. Rabattant ses manches sur ses mains fraîchement lavées, Abou-al-Khayr prit place sur les coussins.

— Il était beaucoup moins faible que tu ne le supposais, et que son comportement ne le laissait croire, mon amie, mais il fallait bien donner le change ! dit-il en prenant délicatement, du bout des doigts, un gâteau gluant de miel et en l'enfournant sans en laisser tomber une seule goutte.

— Vous voulez dire ? fit Catherine reprenant instinctivement le français.

— Qu'il n'a pas beaucoup mangé, mais qu'il a pu boire un peu, grâce à Josse qui était de garde au Ghafar, et surtout qu'il a dormi.

Comment as-tu trouvé la confiture de roses, ces derniers temps ?

— Admirable, mais je croyais que les gardes avaient ordre d'empêcher le prisonnier de dormir à tout prix et que le Grand Cadi avait envoyé des hommes à lui afin de s'en assurer.

Abou-al-Khayr se mit à rire.

— Quand un homme dort d'un sommeil si profond que rien ni personne ne peut le réveiller, et que l'on a reçu mission de l'en empêcher, le mieux, si l'on ne veut pas être puni ou taxé de ridicule, est de cacher cet événement. Les hommes du Cadi tiennent à leur peau tout autant que le commun des mortels. Ton époux a pu dormir trois bonnes nuits.

— Tout de même pas grâce à la confiture de roses ?

— Non. Grâce à l'eau que Josse lui portait, dans une petite outre dissimulée sous son turban. Bien sûr, on n'a pas pu l'abreuver beaucoup, mais cela a suffi à lui maintenir une conscience claire.

— Et maintenant ?

— Il dort, gardé par Gauthier. Je lui ai fait prendre du lait de chèvre et du miel, puis, de nouveau, la drogue qui endort.

— Mais... ses mains ?

— On ne meurt pas d'avoir eu les mains percées si le sang est arrêté à temps et les blessures soignées assez tôt. Toi aussi tu devrais songer au repos. Ici vous êtes en sûreté, quelle que soit l'issue du combat.

— Lequel l'emportera ?

Qui peut savoir ? La tentative de Mansour a été un peu trop hâtivement préparée. Certes, il avait l'avantage de la surprise et les hommes du désert qui le servent sont les plus braves guerriers du monde. Mais ils sont peu nombreux et le Calife a beaucoup de gardes.

Il est vrai qu'une moitié au moins de la ville est pour Mansour.

— Et si l'un d'eux meurt, du Calife ou de Mansour ? demanda Catherine avec une horreur instinctive. Vous avez déchaîné la colère de ces hommes et cela uniquement pour nous sauver ? Méritons-nous que l'on nous sacrifie tant de vies humaines ?

La main d'Amina se posa sur celle de Catherine, apaisante et douce.

— Entre Mansour ben Zegris, mon cousin, et le Commandeur des Croyants, la guerre ne cesse jamais. Un rien la rallume. Le temps l'éteint pour un moment !... Il arrive que le Calife doive s'éloigner pour laisser à la ville le temps de se calmer. Tant qu'il sera vivant, Mansour ne pourra prendre le trône. Les ulémas ne le permettraient pas...

— Mais, si Mansour est vaincu ? Quel sera son sort ? demanda encore Catherine intéressée malgré elle par cet homme, cruel sans doute et sanguinaire - ne l'avait-elle pas vu décapiter Banu Saradj ? -

mais à qui elle devait la vie de son époux et la sienne propre. Elle avait la sensation d'être complice de la tromperie dont il avait été victime.