L'apparition de son ennemie réveilla Catherine de l'espèce de dédaigneuse indifférence dans laquelle elle s'enveloppait. Zobeïda était morte, mais sa haine vivait encore. Catherine sentit qu'elle l'envahissait, qu'une rage froide s'emparait d'elle à la vue de ce corps rigide auquel, tout à l'heure, il lui faudrait sacrifier son époux et se sacrifier elle-même. Les esclaves, cependant, déposaient la civière sur une sorte de table basse devant la tribune du Calife qui se leva et vint, suivi de Banu Saradj et de plusieurs dignitaires, saluer la dépouille mortelle de sa sœur. Une fois de plus, Catherine voulut détourner les yeux, mais quelque chose la contraignit à n'en rien faire. Presque insupportable d'insistance, elle avait senti, sur elle, le poids d'un regard et, instinctivement, regarda du côté d'où il venait. C'est alors que, parmi la suite du Calife, elle reconnut Abou-al-Khayr. La haute et large silhouette du capitaine de la garde maure lui avait caché jusque-là la forme fluette de son ami. Sous l'énorme turban orange qu'il affectionnait, le petit médecin la regardait obstinément et quand, enfin, leurs regards se croisèrent, Catherine vit qu'il lui adressait un furtif et rapide sourire puis détournait la tête comme pour l'inviter à suivre la direction de son regard. Elle découvrit alors, debout aux premiers rangs de la foule qu'il dominait de sa haute silhouette, Gauthier qui, les bras croisés, jouait assez bien le curieux. Toujours vêtu de sa souquenille de jardinier, une sorte de cône de feutre rouge enfoncé sur les yeux, il semblait aussi calme et aussi paisible que s'il fût venu assister à la plus joyeuse des fêtes et non à une exécution.

Puis les yeux d'Abou-al-Khayr se posèrent plus loin, sur un groupe de cavaliers maures, et Catherine, sous un casque à longue pointe dorée, reconnut Josse. Avec quelque peine, à vrai dire. Aussi basané que ses collègues, le visage encadré d'une mince barbe noire, raide sur la selle de cuir brodé, la lance au poing, le Parisien offrait un aspect aussi sauvage et aussi militaire que ses compagnons. Rien ne le distinguait des autres cavaliers et Catherine admira l'art avec lequel l'ancien truand jouait son rôle. Il ne s'occupait apparemment pas de ce qui se passait devant lui, attentif à maintenir son cheval en ligne. L'animal semblait en effet nerveux à l'extrême, dansait sur place et, sans la science de son cavalier, eût sans doute causé quelques désordres.

La vue de ses trois amis raviva l'espoir chez Catherine. Elle les savait courageux, dévoués, prêts à tout pour les sauver, elle et Arnaud, et cette volonté qu'elle sentait en eux la galvanisait malgré elle... Pouvait-on vraiment désespérer avec de tels hommes ?

Une longue cérémonie suivit l'arrivée du corps de la princesse. Il y eut des chants, des danses solennelles, l'interminable allocution d'un imposant vieillard à la barbe neigeuse, long et sec comme un peuplier en hiver, dont le regard, enfoui sous une broussaille blanche, brillait d'un feu fanatique. Catherine savait déjà que c'était là le Grand Cadi et enfonça ses ongles dans sa paume en l'entendant appeler la colère d'Allah et celle du Calife sur l'Infidèle qui avait osé porter une main sacrilège sur une descendante du Prophète. Quand, enfin, il se tut, après une dernière imprécation, Catherine comprit que l'heure de mourir était venue pour Arnaud comme pour elle-même, et la faible lueur d'espoir qu'avait rallumée la présence de ses amis vacilla... Que pouvaient- ils faire, à trois, contre une multitude ? Il y avait la foule, la Cour, les soldats... et tant de haine pour l'Infidèle, tant de joie féroce à l'approche de sa mort !... Seul restait Dieu ! Mentalement, Catherine adressa au Seigneur, à la Vierge du Puy dont elle avait imploré la protection, à saint Jacques de Compostelle une ardente mais rapide prière.

— Encore un peu de force, mon Dieu, implora-t-elle.

Rien qu'un peu de force pour avoir le courage de frapper !

Là-haut, derrière le rempart, les tambours s'étaient remis à ronfler.

L'âme de Catherine en trembla. Il lui semblait déceler une menace dans ce roulement lent, comme le battement d'un cœur prêt à s'éteindre, déjà funèbre. À cet instant, les bourreaux du Calife franchissaient, deux à deux, les portes du palais. Ils étaient imposants, bien musclés, noirs comme une nuit sans lune. Vêtus de chemises bleues aux manches retroussées, ils portaient de larges culottes bouffantes, jaunes brodées de rouge. Chargés d'une foule d'instruments bizarres qui firent pâlir Catherine, ils se déployèrent en chaîne autour de la place, repoussant la foule qui s'écrasait et que les gardes contenaient mal. En même temps, une troupe d'esclaves à demi nus avaient hâtivement installé, devant la tribune occupée par Muhammad, un grand échafaud bas sur lequel ils fixaient une croix de bois, semblable à celle qui s'était dressée jadis sur une colline de Jérusalem, mais beaucoup plus basse pour que les bourreaux chargés de supplicier le condamné puissent travailler. Les esclaves apportèrent encore des braseros dans lesquels les tourmenteurs plongèrent tout un assortiment de tiges de fer, de pinces et de tenailles. La foule, captivée, retenait son souffle durant ces sinistres préparatifs, mais elle salua d'une acclamation l'arrivée d'un nègre immense et voûté, sec comme un tronc d'ébénier, qui s'avançait d'un pas nonchalant, portant sur son épaule le sac de tapis dans lequel, l'œuvre de mort terminée, il recueillerait la tête du supplicié pour la présenter au Calife avant de la fixer sur la tour de Justice. C'était Bekir, le chef des bourreaux, un personnage important, ainsi que le proclamait son costume de soie pourpre brodé d'argent. Il monta, avec une sorte de solennité, sur l'échafaud, s'y immobilisa, bombant le torse et les bras croisés, pour attendre le condamné.

De nouveau les tambours. Sous ses voiles d'or, Catherine se sentit étouffer. Elle mordit sa main pour s'empêcher de crier, les nerfs prêts à craquer. Son regard, affolé, chercha celui d'Abou-al-Khayr, mais le petit médecin, le menton sur sa poitrine et son absurde turban à angle droit, semblait dormir. Il avait l'air si frêle, si seul au milieu de ces gens surexcités, que Catherine prit peur. Allait-il, lui et les deux autres, tenter quelque chose ? Ce serait une folie car ni l'un ni l'autre n'en réchapperait ! Il ne fallait pas !... Non ! Mieux valait mourir !

Mais vite !... Elle regarda la foule.

Là-bas, Gauthier conservait une immobilité de statue. Catherine le vit se raidir encore quand, pour la troisième fois, grincèrent les portes d'Al Hamra. Au pied des murailles rouges, entre les immenses vantaux ferrés, le condamné venait d'apparaître...

Incapable de se maîtriser, Catherine se dressa avec une exclamation d'horreur. Pâle et presque nu, hormis un linge tordu autour des reins et les lourdes chaînes dont il était chargé, Arnaud titubait dans le soleil comme un homme ivre. Les bras liés au dos, le visage mangé de barbe et les yeux hagards, il tentait, néanmoins, désespérément de faire bonne figure à cette minute suprême. Mais il trébucha sur une pierre, tomba sur les genoux. Il fallut que les gardiens qui l'encadraient le remissent debout. Le manque de sommeil et de nourriture avait fait son œuvre et les gardes durent soutenir le condamné pour l'aider à descendre la pente.

Cramponnée à Catherine, Morayma tentait désespérément de la faire asseoir, mais la jeune femme, raidie par une douleur affreuse, n'entendait, ne voyait plus rien que ce long corps brun que les Maures traînaient au supplice. Cependant, le regard assombri de Muhammad s'était attaché à la jeune femme et ne la lâchait pas. Morayma supplia tout bas :

— Je t'en conjure, Lumière de l'Aurore, reprends- toi. Le Maître te regarde.

— Eh ! Qu'il regarde ! gronda la jeune femme entre ses dents.

Qu'importe ?

Sa colère peut s'appesantir plus lourdement sur le condamné...

chuchota timidement la vieille juive. Crois-moi !... Ne le brave pas ouvertement ! Les grands savent faire payer cruellement leurs humiliations. On sait cela, chez les miens.