; Josse, de son côté, était à l'Alcazaba, mêlé aux soldats... peut-être même au Ghafar, près d'Arnaud. Mais là, l'angoisse reprenait Catherine. D'abord, il ne connaissait pas Arnaud. Ensuite, que pourrait le Parisien pour adoucir le martyre du prisonnier ? Les paroles de Muhammad résonnaient encore dans la tête de Catherine :

« Durant une semaine, il ne mangera, ni ne boira, ni ne dormira... »

Quelle pauvre loque humaine serait Arnaud après ces jours de torture

! Et faudrait-il que Catherine enfonçât elle-même, dans le cœur de son époux, la dague qui, tant de fois, l'avait défendue, protégée ? Rien qu'à cette pensée la jeune femme sentait sa gorge se sécher, son cœur défaillir. Elle savait que, jour après jour, heure après heure, elle allait souffrir par l'imagination, en même temps que l'homme aimé-Une seule pensée un peu consolante : « Après l'avoir frappé, je me frapperai moi-même », se jura-t-elle.

Lorsque Catherine eut regagné sa chambre, Morayma, qui ne lui avait pas adressé la parole, lui jeta un regard incertain.

— Repose-toi. Dans une heure, je reviendrai te chercher...

— Pour quoi faire ?

— Pour te confier aux baigneuses. Chaque nuit, désormais, tu seras conduite au lit du Maître.

— Tu ne veux pas dire qu'il veut ?...

L'indignation lui coupa la parole, mais Morayma

haussa les épaules, avec le fatalisme de sa race.

— Tu es son bien. Il te désire... Quoi de plus naturel ? Quand on ne peut éviter le destin, la sagesse exige de le subir sans se plaindre...

— Et tu crois que je vais accepter cela ?

— Que peux-tu faire d'autre ? Tu es belle. A sa façon, le Maître t'aime. Tu désarmeras peut-être sa colère...

Un coup d'œil farouche de Catherine la renseigna sur la valeur de ses encouragements et elle préféra s'éloigner. Demeurée seule, la prisonnière se laissa tomber sur son lit, malade de fureur à la pensée de ce qui l'attendait encore. Dire qu'elle avait cru en ce Calife qui la traitait avec une si froide cruauté ! Il était bien le frère de Zobeïda.

Elle avait retrouvé en lui la même arrogance, la même jalousie sauvage, le même égoïsme absolu. Zobeïda pensait qu'Arnaud pourrait laisser mourir Catherine, l'oublier auprès d'elle, et Muhammad osait prétendre la faire sienne au moment même où il condamnait son époux à des souffrances sans fin ! Certes, Catherine était fermement décidée à se défendre farouchement, mais son bourreau avait tous les moyens de la réduire à l'impuissance. Il rirait, sans doute, des efforts qu'elle ferait pour lui résister... et elle n'avait même pas la ressource de se tuer ! Tristement, elle tira le petit flacon de poison que lui avait envoyé Abou-al- Khayr de la cachette où elle l'avait dissimulé, derrière une plaque d'azulejos qu'elle avait descellée du mur. Si elle avait pu en faire parvenir la moitié à son époux, elle eût avalé sans hésiter le reste du flacon... mais ce n'était pas possible !

Elle devait donc rester en vie pour Arnaud, pour lui éviter les bourreaux...

Le pas glissant de l'eunuque muet du matin, chargé d'un nouveau plateau, la fit sursauter. Le flacon disparut au creux de sa main. Elle regarda le serviteur déposer son chargement tout près d'elle, sur le lit, au lieu de le placer à terre, sur quatre pieds, comme de coutume.

Agacée, elle voulut repousser ce repas dont elle n'avait pas envie quand un coup d'œil significatif du Noir attira son attention. L'homme tirait de sa manche un mince rouleau de papier et le laissait tomber sur le plateau, puis, s'inclinant jusqu'à terre, se retirait à reculons, protocolairement.

Sur le papier, hâtivement déroulé, Catherine, avec une joie soudaine, lut les quelques lignes qu'avait tracées son ami le médecin.

« Celui qui dort d'un profond sommeil ignore aussi bien la souffrance que les contingences extérieures. La confiture de roses qui, chaque soir, te sera servie t'apportera quelques heures d'un sommeil si lourd que rien ni personne ne pourra t'éveiller... »

Il n'y avait rien de plus, mais, du cœur de Catherine, une ardente action de grâces monta vers l'ami fidèle qui, par des moyens connus de lui seul, parvenait à veiller sur elle si attentivement. Elle avait compris : chaque soir, en venant la chercher, Morayma la trouverait si profondément endormie que le Calife serait bien obligé de renoncer à ses prétentions. Et qui donc soupçonnerait l'innocente confiture de roses sans laquelle il n'était guère de repas convenable à Grenade ?

Replaçant vivement le flacon dans sa cachette, Catherine s'installa devant son repas. Il fallait manger autre chose pour ne pas éveiller de soupçons. Ce n'était pas facile parce qu'elle n'avait vraiment pas faim, mais elle se força à entamer plusieurs plats. Enfin, elle avala trois cuillerées de la fameuse gelée parfumée, puis alla s'étendre sur son lit, emplie d'un sentiment de triomphe. Elle avait trop confiance en son ami Abou pour ne pas s'abandonner entièrement à ses ordres, à peu près certaine que la sollicitude du petit médecin ne s'étendrait pas seulement à elle. Pour être aussi bien renseigné, il ne devait pas ignorer la situation tragique d'Arnaud. La présence de Gauthier parmi les jardiniers d'Al Hamra en était une sorte de preuve. Peu à peu, les nerfs tendus de Catherine se relâchèrent. La drogue mystérieuse contenue dans la confiture prenait possession de son organisme...

Au pied du double donjon rouge encadrant la porte des Sept Étages, la foule se rassembla quand la chaleur du jour commença de décroître. Il y avait là un grand espace vide où le Calife faisait manœuvrer des troupes et où avaient lieu les plus grandes fêtes publiques. On y avait construit, au bas des remparts d'Al Hamra, des échafaudages de bois pour le public et des tribunes tendues de soies multicolores pour le Calife et ses dignitaires, mais il y avait tant de monde que les échafaudages furent bientôt pris d'assaut et qu'une grande partie du public resta debout.

Durant les quelques jours précédents, les prêtres et les mendiants avaient parcouru la ville pour annoncer partout que le Commandeur des Croyants donnerait, ce jour-là, une grande fête pour les funérailles de sa sœur bien-aimée, fête au cours de laquelle l'Infidèle qui l'avait tuée serait mis à mort. Et toute la ville, à l'heure dite, était venue : hommes, femmes, enfants, vieillards confondus en une masse mouvante et colorée, criarde et agitée. Les paysans étaient descendus des montagnes voisines, mettant la tache brune de leurs djellabas terreuses parmi les robes rouges, blanches, bleues ou orange des citadins. On se montrait quelques groupes de guerriers mercenaires, venus du Maghreb, leurs longs cheveux tressés flottant sur le selham noir éclairé, dans le dos, d'un losange écarlate, d'autres vêtus de bleu sombre et voilés comme des femmes, portant d'étranges boucliers de peau enluminée, plus redoutables peut-être dans leur mystère que les cavaliers maures aux casques étincelants.

Toute la Ville Haute était descendue, en vêtements de fête, brillants d'or ou d'argent, sur lesquels tranchaient les draperies immaculées des imams envahissant déjà la tribune du Grand Cadi. Un peu partout, erraient les grands esclaves soudanais du palais, d'une élégance voyante dans leurs robes criardes aux teintes agressives, l'anneau de la servitude à l'oreille, riant comme des enfants dans l'attente du spectacle.

Une atmosphère de kermesse régnait sur tout cela. En attendant que le spectacle commençât, tous les baladins de la ville s'étaient transportés sur le champ de manœuvre, sûrs de trouver là un public.

Bateleurs, conteurs rythmant leurs récits de brefs coups de tambourin, charmeurs de serpents noirs et chevelus brandissant leurs dangereux pensionnaires en une danse frénétique, acrobates plus désarticulés que les serpents eux-mêmes, sorcières brassant l'avenir dans des corbeilles d'osier pleines de coquillages blancs et noirs, chanteurs nasillards braillant des versets du Coran ou des poèmes d'amour d'une voix de muezzin, vieux pitres au cuir noir, à la barbe grise, grimaçant au milieu d'une tempête de rires, mendiants industrieux aux doigts trop agiles, tout cela mélangé dans la poussière rouge soulevée par leurs pas, sentant le crottin de cheval et la paille.