Abou-al-Khayr haussa les épaules et reprit un gâteau.

— Sois tranquille ! Il n'est pas assez bête pour se faire prendre.

Nous n'avons pas mis, outre mesure, sa vie en danger. Vaincu, il fuira, passera la mer, ira chercher refuge à Fès où il possède un palais et des terres. Puis, au bout de quelques mois, il reviendra, plus arrogant que jamais, avec des forces neuves. Et tout recommencera. Pourtant, cette fois, il lui faudra se méfier de Banu Saradj. La mort de Zobeïda l'a réellement rendu à moitié fou.

— Le Grand Vizir est mort ! fit Catherine. J'ai vu un cavalier vêtu de noir, portant à son turban un énorme rubis, qui faisait voler sa tête puis l'attachait à sa selle.

Avec stupeur, elle constata que le visage d'Abou-al- Khayr s'épanouissait.

Le sage dit qu'il est mauvais de bénir la mort de son ennemi... mais il faut bien avouer que je ne pleurerai guère Aben-Ahmed Banu Saradj !

— Si seulement, lança la sultane avec une soudaine violence, Mansour avait pu abattre en même temps que lui toute la famille !

Mais ces gens semblent pulluler, toujours plus nombreux...

— Contentons-nous du résultat obtenu et espérons que...

Des coups violents, frappés au portail, lui coupèrent la parole. Au-delà du haut mur, des cris s'élevaient, des appels. Puis vint l'étrange hululement qu'avait poussé tout à l'heure le petit médecin. Des esclaves se précipitèrent. L'énorme porte aux clous de bronze tourna sur ses gonds sans un bruit, mais les hommes qui la manœuvraient eurent tout juste le temps de se rejeter en arrière pour éviter la charge furieuse d'un groupe de cavaliers voilés. En tête, Catherine reconnut l'homme au rubis et détourna les yeux. La tête aux yeux fermés du Grand Vizir pendait toujours à l'arçon de la selle. Sans montrer la moindre surprise, Amina se contenta de se lever et demeura debout au bord du massif de roses. Elle remonta seulement son voile mauve glacé d'or sur son visage. Sa vue parut figer sur place le cavalier noir.

Catherine vit qu'il avait une belle bouche cruelle soulignée d'une mince moustache, des yeux sauvages dans un maigre visage d'oiseau mélancolique.

Mansour ben Zegris se laissa tomber de son cheval plus qu'il n'en descendit et s'avança vers Amina, d'un pas d'automate. À trois pas d'elle, il s'arrêta.

— Tu vis ? articula-t-il enfin. Par quel prodige ?

— Abou-al-Khayr m'a sauvée, répondit tranquillement la sultane.

C'est un grand médecin. Une de ses drogues a vaincu le poison.

— Allah est grand ! soupira Mansour d'un air tellement extasié que Catherine retint un sourire. Ce guerrier au visage de fanatique semblait détenir une bonne dose de naïveté. Lui faire avaler les pires couleuvres était apparemment la chose du monde la plus facile ! Il est vrai que la réputation d'Abou-al-Khayr était si grande !

Mais déjà les yeux noirs de Mansour se tournaient vers Catherine, s'y fixaient bien que la jeune femme, imitant Amina, eût caché son visage. L'aspect insolite de cette silhouette inconnue frappa sans doute le sombre seigneur car il demanda :

— Qui est cette femme ? Je ne l'ai jamais vue.

— Une fugitive ! La favorite blanche de Muhammad. Pendant que tu combattais, Abou le médecin l'a fait fuir en même temps que le condamné, l'homme qui a tué Zobeïda et qui est d'ailleurs son époux.

Le visage de Mansour exprima une stupeur non déguisée.

Visiblement, il ignorait tout de Catherine et d'Arnaud.

— Quelle est cette étrange histoire ? Et que veut dire tout ceci ?

Sous la semi transparence du voile, Catherine devina le sourire de la sultane. Elle connaissait, très certainement, les moindres réactions de son inquiétant amoureux et jouait de lui avec une incroyable aisance.

— Cela veut dire, répondit-elle avec une note de solennité dans la voix, que le Calife s'apprêtait à offenser la loi sainte en s'emparant du bien d'autrui. Cette femme, par grands périls et grandes douleurs, est venue de son lointain pays franc reprendre à Zobeïda son époux qu'elle retenait captif, mais sa beauté a éveillé le désir dans le cœur de Muhammad. C'est pour défendre son épouse menacée de mort que le chevalier franc a tué la Panthère.

Ce petit discours fit incontestablement sur Mansour une profonde impression. Ses raisonnements étaient, en général, d'une grande simplicité : si l'on était l'ennemi du Calife, on était obligatoirement son ami. Son regard perdit sa menace, se chargea de sympathie.

— Où est le chevalier franc ? demanda-t-il.

— Ici même. Abou le médecin l'a soigné. Il repose.

— Il faut qu'il fuie. Et cette nuit même !

— Pourquoi ? demanda la sultane. Qui viendrait le chercher ici ?

Les gardes du Calife. La mort de ce chien, dont la tête pend à ma selle, jointe à la fuite de sa favorite et du meurtrier de sa sœur ont rendu Muhammad enragé. Cette nuit, toutes les maisons de Grenade, et même les villas de la campagne seront fouillées... et jusqu'à ta demeure, ô princesse !

Une ombre passa dans le regard mobile de la sultane.

— Tu as donc échoué ?

— Que croyais-tu en me voyant arriver ? Que je venais déposer la couronne califale au pied de ton lit ? Non, je venais réconforter mes hommes, prendre moi- même quelques forces avant de fuir. Mon palais est déjà aux mains de l'ennemi. Je suis heureux de te voir en vie, mais je dois fuir. Si tes protégés veulent échapper à Muhammad, il leur faut quitter Grenade cette nuit même car le Calife les recherche plus activement encore que moi-même !

Catherine, avec une angoisse facile à comprendre, avait suivi le bref dialogue d'Amina et de Mansour. En même temps, à mesure qu'elle réalisait le sens des paroles, une lassitude montait en elle.

Encore fuir, encore se cacher... et dans quelles conditions ! Comment faire quitter Grenade à son époux, blessé et drogué par Abou ? Elle allait poser la question à la sultane quand la voix douce de celle-ci s'éleva de nouveau, mais, cette fois, Catherine constata qu'une nuance de colère la faisait trembler.

— Tu vas donc me quitter encore, Mansour ? Quand te reverrai-je

? — Il ne tient qu'à toi de me suivre ! Pourquoi demeurer auprès de cet homme qui ne t'a apporté que déceptions et douleurs ? Je t'aime, tu le sais, et je peux te donner le bonheur. Le Grand Sultan t'accueillerait avec joie...

— Il n'accueillerait pas une épouse adultère. Tant que Muhammad vivra il me faudra demeurer. Maintenant, il te faut songer à mettre la mer entre lui et toi. Quelle route prends-tu ? Motril ?

Le cavalier noir secoua la tête.

Trop facile ! C'est là qu'on me cherchera en premier lieu. Non.

Almeria ! Le chemin est plus long, mais le prince Abdallah est mon ami et j'ai un navire dans le port.

— Alors, emmène le Franc et son épouse. Seuls, ils sont perdus : les cavaliers de Muhammad les auront vite repris. Avec toi, ils ont une chance...

— Laquelle ? Leur description doit, à cette minute, partir à francs étriers pour tous les postes frontières et tous les ports... Moi, je m'en sortirai toujours parce que j'ai des alliés, des amis, des serviteurs partout. Mais je ne donne pas cher de leur peau.

Sans laisser à Catherine le temps de s'affoler, Abou- al-Khayr intervint :

— Un moment, seigneur Mansour ! Accepte seulement de les emmener avec toi et je me charge de les dissimuler. J'ai pour cela une idée. D'ailleurs, je vous accompagnerai, si tu le permets. Tant que mes amis ne seront pas définitivement hors de portée des bourreaux du Calife, je ne regagnerai pas ma demeure.

Le petit médecin avait parlé avec tant de grandeur simple et de vraie noblesse que Mansour n'osa pas refuser.

Tandis que Catherine serrait doucement, dans un geste de gratitude profonde, la main de son ami, il bougonna :

— C'est bon ! Fais comme tu l'entends, Abou le Médecin, mais sache ceci : dans la moitié d'une heure seulement, je quitterai ce palais

! Le temps, je te l'ai dit, de réconforter hommes et chevaux. Si tes protégés ne sont point prêts à m'accompagner, ils resteront. J'ai dit !