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– Docteur Katz, on ne peut pas la mettre à l’hôpital. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle a de la famille.

Il parut étonné.

– Comment, de la famille ? Elle n’a personne au monde.

– Elle a de la famille en Israël et…

J’ai avalé ma salive.

– Ils arrivent aujourd’hui.

Le docteur Katz a observé une minute de silence à la mémoire d’Israël. Il n’en revenait pas.

– Ça, je ne savais pas, dit-il, et il avait maintenant du respect dans la voix, car pour les Juifs, Israël c’est quelque chose.

– Elle ne me l’a jamais dit…

Je reprenais de l’espoir. J’étais assis dans un coin avec mon pardessus et le parapluie Arthur, et j’ai pris son chapeau melon et je me le suis mis pour la baraka.

– Ils arrivent aujourd’hui pour la chercher, Ils vont l’emmener en Israël. C’est tout arrangé. Les Russes lui ont donné le visa.

Le docteur Katz était stupéfait.

– Comment, les Russes ? Qu’est-ce que tu racontes ?

Merde, je sentais bien que j’avais dit quelque chose de traviole et pourtant Madame Rosa m’avait souvent répété qu’il fallait un visa russe pour aller en Israël.

– Enfin, vous voyez ce que je veux dire.

– Tu confonds, mon petit Momo, mais je vois… Alors, ils viennent la chercher ?

– Oui, ils ont appris qu’elle n’avait plus sa tête à elle, alors ils vont l’emmener vivre en Israël. Ils prennent l’avion demain.

Le docteur Katz était tout émerveillé, il se caressait la barbe, c’était la meilleure idée que j’aie jamais eue. C’était la première fois que j’avais vraiment quatre ans de plus.

– Ils sont très riches. Ils ont des magasins et ils sont motorisés. Ils…

Je me suis dit merde il ne faut pas en mettre trop.

− …Ils ont tout ce qu’il faut, quoi.

– Tss, tss, fit le docteur Katz en hochant la tête. C’est une bonne nouvelle. La pauvre femme a tellement souffert dans sa vie… Mais pourquoi ne lui ont-ils pas fait signe avant ?

– Ils lui écrivaient de venir, mais Madame Rosa elle voulait pas m’abandonner. Madame Rosa et moi, on peut pas sans l’autre. C’est tout ce qu’on a au monde. Elle voulait pas me lâcher. Même maintenant, elle ne veut pas. Encore hier, j’ai dû la supplier. Madame Rosa, allez dans votre famille en Israël. Vous allez mourir tranquillement, ils vont s’occuper de vous, là-bas. Ici, vous êtes rien. Là-bas, vous êtes beaucoup plus.

Le docteur Katz me regardait la bouche ouverte d’étonnement. Il avait même de l’émotion dans les yeux qui s’étaient un peu mouillés.

– C’est la première fois qu’un Arabe envoie un Juif en Israël, dit-il, et il arrivait à peine à parler, parce qu’il avait un choc.

– Elle voulait pas y aller sans moi.

Le docteur Katz eut un air pensif.

– Et vous ne pouvez pas y aller tous les deux ?

Ça m’a fait un coup. J’aurais donné n’importe quoi pour aller quelque part.

– Madame Rosa m’a dit qu’elle allait se renseigner là-bas…

J’avais presque plus de voix, tellement je ne savais plus quoi dire.

– Enfin, elle a accepté. Ils viennent aujourd’hui la chercher et demain, ils prennent l’avion.

– Et toi, mon petit Mohammed ? Qu’est-ce que tu vas devenir ?

– J’ai trouvé quelqu’un ici, en attendant de me faire venir.

– De… quoi ?

J’ai plus rien dit. Je m’étais fourré dans le vrai merdier et je ne savais plus comment m’en sortir.

Monsieur Waloumba et tous les siens étaient très contents car ils voyaient bien que j’avais tout arrangé. Moi j’étais assis par terre avec mon parapluie Arthur et je ne savais plus où j’en étais. Je ne savais plus et je n’avais même pas envie de savoir.

Le docteur Katz s’est levé.

– Eh bien, c’est une bonne nouvelle. Madame Rosa peut encore vivre pas mal de temps, même si elle ne le saura plus vraiment. Elle évolue très rapidement. Mais elle aura des moments de conscience et elle sera heureuse de regarder autour d’elle et de voir qu’elle est chez elle. Dis à sa famille de passer me voir, je ne bouge plus, tu sais.

Il me posa la main sur la tête. C’est dingue ce qu’il y a comme personnes qui me mettent la main sur la tête. Ça leur fait du bien.

– Si Madame Rosa reprend conscience avant son départ, tu lui diras que je la félicite.

– C’est ça, je lui dirai mazltov.

Le docteur Katz me regarda avec fierté.

– Tu dois être le seul Arabe au monde à parler yiddish, mon petit Momo.

–  Oui, mittornischt zorgen.

Au cas où vous sauriez pas le juif, chez eux ça veut dire : on peut pas se plaindre.

– N’oublie pas de dire à Madame Rosa combien je suis heureux pour elle, répéta le docteur Katz et c’est la dernière fois que je vous parle de lui parce que c’est la vie.

Monsieur Zaoum l’aîné l’attendait poliment à la porte pour le descendre. Monsieur Waloumba et ses tribuns ont couché Madame Rosa sur son lit bien propre et ils sont partis aussi. Moi, j’étais là avec mon parapluie Arthur et mon pardessus et je regardais Madame Rosa couchée sur le dos comme une grosse tortue qui était pas faite pour ça.

– Momo…

J’ai même pas levé la tête.

– Oui, Madame Rosa.

– J’ai tout entendu.

– Je sais, j’ai bien vu quand vous avez regardé.

– Alors, je vais partir en Israël ?

Je disais rien. Je baissais la tête pour ne pas la voir car chaque fois qu’on se regardait on se faisait mal.

– Tu as bien fait, mon petit Momo. Tu vas m’aider.

– Bien sûr que je vais vous aider, Madame Rosa, mais encore pas tout de suite.

J’ai même chialé un peu.

Elle a eu une bonne journée et elle a bien dormi mais le lendemain soir ça s’est gâté encore plus quand le gérant est venu parce qu’on n’avait pas payé le loyer depuis des mois. Il nous a dit que c’était honteux de garder en appartement une vieille femme malade avec personne pour s’en occuper et qu’il fallait la mettre dans un asile pour raisons humanitaires. C’était un gros chauve avec des yeux comme des cafards et il est parti en disant qu’il allait téléphoner à l’hôpital de la Pitié pour Madame Rosa et à l’Assistance publique pour moi. Il avait aussi des grosses moustaches qui remuaient. J’ai dégringolé l’escalier et j’ai rattrapé le gérant alors qu’il était déjà dans le café de Monsieur Driss pour téléphoner. Je lui ai dit que la famille de Madame Rosa allait arriver le lendemain pour l’emmener en Israël et que j’allais partir avec elle. Il pourra récupérer l’appartement. J’ai eu une idée géniale et je lui ai dit que la famille de Madame Rosa allait lui payer les trois mois de loyer qu’on lui devait, alors que l’hôpital n’allait rien payer du tout. Je vous jure que les quatre ans que j’avais récupérés ça faisait une différence et maintenant je m’habituais très vite à penser comme il faut. Je lui ai même fait remarquer que s’il mettait Madame Rosa à l’hôpital et moi à l’Assistance il allait avoir tous les Juifs et tous les Arabes de Belleville sur le dos, parce qu’il nous a empêchés de retourner dans la terre de nos ancêtres. Je lui ai mis tout le paquet en lui promettant qu’il allait se retrouver avec ses khlaouidans la bouche parce que c’est ce que les terroristes juifs font toujours et qu’il n’y a pas plus terrible, sauf mes frères arabes qui luttent pour disposer d’eux-mêmes et rentrer chez eux et qu’avec Madame Rosa et moi il allait avoir ensemble les terroristes juifs et les terroristes arabes sur le dos et qu’il pouvait compter ses couilles. Tout le monde nous regardait et j’étais très content de moi, j’avais vraiment ma forme olympique. J’avais envie de le tuer ce type-là, c’était le désespoir et personne ne m’avait vu comme ça au café. Monsieur Driss écoutait et il a conseillé au gérant de ne pas se mêler des histoires entre Juifs et Arabes car ça pouvait lui coûter cher. Monsieur Driss est tunisien mais ils ont des Arabes là-bas aussi. Le gérant était devenu tout pâle et il nous a dit qu’il ne savait pas qu’on allait rentrer chez nous et qu’il était le premier à se réjouir. Il m’a même demandé si je voulais boire quelque chose. C’était la première fois qu’on m’offrait à boire comme un homme. J’ai commandé un Coka, je leur ai dit salut et je suis remonté au sixième. Il n’y avait plus de temps à perdre.