Le docteur Katz était tout pâle et ça lui allait bien avec sa jolie barbe blanche et ses yeux qui étaient cardiaques et je me suis arrêté parce que s’il mourait, il n’aurait encore rien entendu de ce qu’un jour j’allais leur dire. Mais il avait les genoux qui commençaient à céder et je l’ai aidé à se rasseoir sur la marche mais sans lui pardonner ni rien ni personne. Il a porté la main à son cœur et il m’a regardé comme s’il était le caissier d’une banque et qu’il me suppliait de ne pas le tuer. Mais j’ai seulement croisé les bras sur ma poitrine et je me sentais comme un peuple qui a le droit sacré de disposer de lui-même.
– Mon petit Momo, mon petit Momo…
– Il y a pas de petit Momo. C’est oui ou c’est merde ?
– Je n’ai pas le droit de faire ça…
– Vous voulez pas l’avorter ?
– Ce n’est pas possible, l’euthanasie est sévèrement punie…
Il me faisait marrer. Moi je voudrais bien savoir qu’est-ce qui n’est pas sévèrement puni, surtout quand il n’y a rien à punir.
– Il faut la mettre à l’hôpital, c’est une chose humanitaire…
– Est-ce qu’ils me prendront à l’hôpital avec elle ?
Ça l’a un peu rassuré et il a même souri.
– Tu es un bon petit, Momo. Non, mais tu pourras lui faire des visites. Seulement, bientôt, elle ne te reconnaîtra plus…
Il a essayé de parler d’autre chose.
– Et à propos, qu’est-ce que tu vas devenir, Momo ? Tu ne peux pas vivre seul.
– Vous en faites pas pour moi. Je connais des tas de putes, à Pigalle. J’ai déjà reçu plusieurs propositions.
Le docteur Katz a ouvert la bouche, il m’a regardé, il a avalé et puis il a soupiré, comme ils le font tous. Moi je réfléchissais. Il fallait gagner du temps, c’est toujours la chose à faire.
– Écoutez, docteur Katz, n’appelez pas l’hôpital. Donnez-moi encore quelques jours. Peut-être qu’elle va mourir toute seule. Et puis, il faut que je m’arrange. Sans ça, ils vont me verser à l’Assistance.
Il a soupiré encore. Ce mec-là, chaque fois qu’il respirait, c’était pour soupirer. J’en avais ma claque des mecs qui soupirent.
Il m’a regardé, mais autrement.
– Tu n’as jamais été un enfant comme les autres, Momo. Et tu ne seras jamais un homme comme les autres, j’ai toujours su ça.
– Merci, docteur Katz. C’est gentil de me dire ça.
– Je le pense vraiment. Tu seras toujours très différent.
J’ai réfléchi un moment.
– C’est peut-être parce que j’ai eu un père psychiatrique.
Le docteur Katz parut malade, tellement il avait l’air pas bien.
– Pas du tout, Momo. Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Tu es encore trop jeune pour comprendre, mais…
– On est jamais trop jeune pour rien, docteur, croyez-en ma vieille expérience.
Il parut étonné.
– Où as-tu appris cette expression ?
– C’est mon ami Monsieur Hamil qui dit toujours ça.
– Ah bon. Tu es un garçon très intelligent, très sensible, trop sensible même. J’ai souvent dit à Madame Rosa que tu ne seras jamais comme tout le monde. Quelquefois, ça fait des grands poètes, des écrivains, et quelquefois…
Il soupira.
– …et quelquefois, des révoltés. Mais rassure-toi, cela ne veut pas dire du tout que tu ne seras pas normal.
– J’espère bien que je ne serai jamais normal, docteur Katz, il n’y a que les salauds qui sont toujours normals.
– Normaux.
– Je ferai tout pour ne pas être normal, docteur…
Il s’est encore levé et j’ai pensé que c’était le moment de lui demander quelque chose, car ça commençait à me turlupiner sérieusement.
– Dites-moi, docteur, vous êtes sûr que j’ai quatorze ans ? J’en ai pas vingt, trente ou quelque chose d’encore plus ? D’abord on me dit dix, puis quatorze. J’aurais pas des fois beaucoup mieux ? Je suis pas un nain, putain de nom ? J’ai aucune envie d’être un nain, docteur, même s’ils sont normaux et différents.
Le docteur Katz sourit dans sa barbe et il était heureux de m’annoncer enfin une vraie bonne nouvelle.
– Non, tu n’es pas un nain, Momo, je t’en donne ma parole médicale. Tu as quatorze ans, mais Madame Rosa voulait te garder le plus longtemps possible, elle avait peur que tu la quittes, alors elle t’a fait croire que tu n’en avais que dix. J’aurais peut-être dû te le dire un peu plus tôt, mais…
Il sourit et ça l’a rendu encore plus triste.
– …mais comme c’était une belle histoire d’amour, je n’ai rien dit. Pour Madame Rosa, je veux bien attendre encore quelques jours, mais je pense qu’il est indispensable de la mettre à l’hôpital. Nous n’avons pas le droit d’abréger ses souffrances, comme je te l’ai expliqué. En attendant, faites-lui faire un peu d’exercice, mettez-la debout, remuez-la, faites-lui faire des petites promenades dans la chambre, parce que sans ça elle va pourrir partout et elle va faire des abcès. Il faut la remuer un peu. Deux jours ou trois, mais pas plus…
J’ai appelé un des frères Zaoum qui l’a descendu sur ses épaules.
Le docteur Katz vit encore et un jour j’irai le voir.
Je suis resté un moment assis seul dans l’escalier pour avoir la paix. J’étais quand même heureux de savoir que je n’étais pas un nain, c’était déjà quelque chose. J’ai vu une fois la photo d’un monsieur qui est cul-de-jatte et qui vit sans bras ni jambes. J’y pense souvent pour me sentir mieux que lui, ça me donne le plaisir d’avoir des bras et des jambes. Ensuite j’ai pensé aux exercices qu’il fallait faire à Madame Rosa pour la remuer un peu et je suis allé chercher Monsieur Waloumba pour m’aider mais il était à son travail dans les ordures. Je suis resté toute la journée avec Madame Rosa qui a fait les cartes pour lire son avenir. Lorsque Monsieur Waloumba est revenu de son boulot, il est monté avec ses copains, ils ont pris Madame Rosa et ils lui ont fait faire un peu d’exercice. Ils l’ont d’abord promenée dans la chambre car ses jambes pouvaient encore servir, et après ils l’ont couchée sur une couverture et ils l’ont balancée un peu pour la remuer à l’intérieur. Ils se sont même marrés à la fin parce que ça leur faisait un effet désopilant de voir Madame Rosa comme une grande poupée et on avait l’air de jouer à quelque chose. Ça lui a fait le plus grand bien et elle a même eu un mot gentil pour chacun. Après on l’a couchée, on l’a nourrie et elle a demandé son miroir. Quand elle s’est vue dans le miroir, elle s’est souri et elle a arrangé un peu les trente-cinq cheveux qui lui restaient. Nous l’avons tous félicitée pour sa bonne mine. Elle s’est maquillée, elle avait encore sa féminité, on peut très bien être moche et essayer d’arranger ça pour le mieux. C’est dommage que Madame Rosa n’était pas belle car elle était douée pour ça et aurait fait une très jolie femme. Elle se souriait dans le miroir et on était tous très contents qu’elle n’était pas dégoûtée.
Après, les frères de Monsieur Waloumba lui ont fait du riz aux piments, ils disaient qu’il fallait bien la pimenter pour que son sang coure plus vite. Madame Lola est arrivée là-dessus et c’était toujours comme si le soleil entrait, ce Sénégalais. La seule chose qui me rend triste avec Madame Lola, c’est quand elle rêve d’aller tout se faire couper devant pour être femme à part entière, comme elle dit. Je trouve que c’est des extrémités et j’ai toujours peur qu’elle se fasse mal.
Madame Lola a offert une de ses robes à la Juive car elle savait combien le moral c’est important chez les femmes. Elle a aussi apporté du champagne et il n’y a rien de mieux. Elle a versé du parfum sur Madame Rosa qui en avait besoin de plus en plus car elle avait du mal à contrôler ses ouvertures.
Madame Lola est d’un naturel gai parce qu’elle a été bénie par le soleil d’Afrique dans ce sens et c’était un plaisir de la voir assise là, les jambes croisées, sur le lit, vêtue avec la dernière élégance. Madame Lola est très belle pour un homme sauf sa voix qui date du temps où elle était champion de boxe poids lourds, et elle n’y pouvait rien car les voix sont en rapport avec les couilles et c’était la grande tristesse de sa vie. J’avais Arthur le parapluie avec moi, je ne voulais pas m’en séparer brutalement malgré les quatre ans que j’avais pris en une fois. J’avais le droit de m’habituer, car les autres mettent beaucoup plus de temps à vieillir de plusieurs années et il ne fallait pas me presser.