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On a essayé de nourrir Madame Rosa en lui mâchant d’abord la viande, mais elle restait avec les morceaux à moitié dans la bouche et à moitié dehors à regarder tout ce qu’elle ne voyait pas de ses bons yeux juifs. Ça n’avait pas d’importance parce qu’elle avait assez de graisse sur elle pour la nourrir et même pour nourrir toute la tribu de Monsieur Waloumba, mais c’est fini ce temps-là, ils ne mangent plus les autres. Finalement, comme la bonne humeur régnait et qu’ils ont bu de l’alcool de palme, ils se sont mis à danser et à faire de la musique autour de Madame Rosa. Les voisins ne se plaignaient pas pour le bruit parce que ce ne sont pas des gens qui se plaignent et il n’y en avait pas un qui n’avait pas des papiers en règle. Monsieur Waloumba a fait boire à Madame Rosa un peu d’alcool de palme qu’on achète rue Bisson dans le magasin de Monsieur Somgo avec des noix de cola qui sont également indispensables, surtout en cas de mariage. Il paraît que l’alcool de palme était bon pour Madame Rosa car il monte à la tête et ouvre les voies de circulation, mais ça n’a rien donné du tout, sauf qu’elle est devenue un peu rouge. Monsieur Waloumba disait que le plus important était de faire beaucoup de tam-tam pour éloigner la mort qui devait déjà être là et qui avait une peur bleue des tam-tams, pour des raisons à elle. Les tamtams sont des petits tambours qu’on frappe avec les mains et ça a duré toute la nuit.

Le deuxième jour, j’étais sûr que Madame Rosa était partie pour battre le record du monde et qu’on ne pouvait pas éviter l’hôpital où ils allaient faire tout leur possible. Je suis sorti et j’ai marché dans les rues en pensant à Dieu et à des choses comme ça, car j’avais envie de sortir encore plus.

Je suis allé d’abord rue de Ponthieu, dans cette salle où ils ont des moyens pour faire reculer le monde. J’avais aussi envie de revoir la môme blonde et jolie qui sentait frais dont je vous ai parlé, je crois, vous savez, celle qui s’appelait Nadine ou comment déjà. C’était peut-être pas très gentil pour Madame Rosa, mais qu’est-ce que vous voulez. J’étais dans un tel état de manque que je ne sentais même pas les quatre ans de plus que j’avais gagnés, c’était comme si j’en avais toujours dix, je n’avais pas encore la force de l’habitude.

Bon, vous n’allez pas me croire si je vous disais qu’elle était là à m’attendre, dans cette salle, je ne suis pas le genre de mec qu’on attend. Mais elle était là et j’ai presque senti le goût de la glace à la vanille qu’elle m’avait payée.

Elle ne m’a pas vu entrer, elle était en train de dire des mots d’amour au micro, et ce sont là des choses qui vous occupent. Sur l’écran, il y avait une bonne femme qui remuait les lèvres mais c’était l’autre, la mienne, qui disait tout à sa place. C’est elle qui lui donnait sa voix. C’est technique.

Je me suis mis dans un coin et j’ai attendu. J’étais dans un tel état de manque que j’aurais pleuré, si je n’avais pas quatre ans de plus. Même comme ça, j’étais obligé de me retenir. La lumière s’est allumée et la môme m’a aperçu. Il ne faisait pas très clair dans la salle, mais elle a tout de suite vu qui j’étais et là c’est parti d’un seul coup et j’ai pas pu me retenir.

– Mohammed !

Elle a couru vers moi comme si j’étais quelqu’un et m’a mis le bras autour des épaules. Les autres me regardaient parce que c’est un nom arabe.

– Mohammed ! Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi pleures-tu ? Mohammed !

J’aimais pas tellement qu’elle m’appelle Mohammed parce que ça fait beaucoup plus loin que Momo mais à quoi bon.

– Mohammed ! Parle-moi ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Vous pensez comme c’était facile de lui dire. Il n’y avait même pas par où commencer. J’ai avalé un grand coup.

– Il y a… il y a rien.

– Écoute, j’ai fini mon travail, on va aller chez moi et tu vas tout me raconter.

Elle a couru chercher son imper et on est parti dans sa voiture. Elle se tournait vers moi de temps en temps pour me sourire. Elle sentait tellement bon que c’était difficile de croire. Elle voyait bien que j’étais pas dans ma forme olympique, j’avais même le hoquet, elle ne disait rien parce que à quoi bon, parfois seulement elle me mettait la main sur la joue grâce à un feu rouge, ce qui fait toujours du bien dans ces cas-là. On est arrivé devant son adresse rue Saint-Honoré et elle a fait entrer sa bagnole dans la cour.

Nous sommes montés chez elle et là il y avait un mec que je connaissais pas. Un grand, avec des longs cheveux et des lunettes qui m’a serré la main et n’a rien dit, comme si c’était naturel. Il était plutôt jeune et ne devait pas avoir deux ou trois fois plus que moi. J’ai regardé pour voir si les deux mômes blonds qu’ils avaient déjà n’allaient pas sortir pour me dire qu’on n’avait pas besoin de moi mais il y avait seulement un chien qui n’était pas méchant non plus.

Ils ont commencé à parler entre eux en anglais dans une langue que je ne connaissais pas et puis je fus servi de thé avec des sandwiches qui étaient vachement bons et je me suis régalé. Ils m’ont laissé bouffer comme s’il n’y avait que ça à faire et puis le mec m’a parlé un peu pour savoir si ça allait mieux et j’ai fait un effort pour dire quelque chose mais il y en avait tellement et tellement que j’arrivais même pas à bien respirer et j’avais le hoquet et de l’asthme comme Madame Rosa, parce que c’est contagieux, l’asthme.

Je suis bien resté muet comme une carpe à la juive pendant une demi-heure avec le hoquet et j’ai entendu le mec dire que j’étais en état de choc, ce qui m’a fait plaisir parce que ça avait l’air de les intéresser. Après, je me suis levé, je leur ai dit que j’étais obligé de rentrer vu qu’il y avait une vieille personne en état de manque qui avait besoin de moi mais la môme qui s’appelait Nadine est allée à la cuisine et elle est revenue avec une glace à la vanille qui était la plus belle chose que j’aie jamais mangée dans ma putain de vie, je vous le dis comme je le pense.

On a causé un peu, après ça, parce que j’étais bien. Quand je leur ai expliqué que la personne humaine était une vieille Juive en état de manque qui était partie pour battre le record du monde toutes catégories et ce que le docteur Katz m’a expliqué sur les légumes, ils ont prononcé des mots que j’avais déjà entendus comme sénilité et sclérose cérébrale et j’étais content parce que je parlais de Madame Rosa et ça me fait toujours plaisir. Je leur ai expliqué que Madame Rosa était une ancienne pute qui était revenue comme déportée dans les foyers juifs en Allemagne et qui avait ouvert un clandé pour enfants de putes qu’on peut faire chanter avec la déchéance paternelle pour prostitution illicite et qui sont obligées de planquer leurs mômes car il y a des voisins qui sont des salauds et peuvent toujours vous dénoncer à l’Assistance publique. Je ne sais pas pourquoi ça me faisait brusquement du bien de leur parler, j’étais bien assis dans un fauteuil et le mec m’a même offert une cigarette et du feu avec son briquet et il m’écoutait comme si j’avais de l’importance. Ce n’est pas pour dire, mais je voyais bien que je leur faisais de l’effet. Je me suis même emballé et j’arrivais plus à m’arrêter tellement j’avais envie de tout sortir mais là évidemment c’est pas possible parce que je suis pas Monsieur Victor Hugo, je ne suis pas encore équipé pour ça. Ça sortait un peu de tous les côtés à la fois parce que je commençais toujours par la fin des haricots, avec Madame Rosa en état de manque et mon père qui avait tué ma mère parce qu’il était psychiatrique, mais il faut vous dire que j’ai jamais su où ça commence et où ça finit parce qu’à mon avis ça ne fait que continuer. Ma mère s’appelait Aïcha et se défendait avec son cul et se faisait jusqu’à vingt passes par jour avant de se faire tuer dans une crise de folie mais c’était pas sûr que j’étais héréditaire, Monsieur Kadir Yoûssef ne pouvait pas jurer qu’il était mon père. Le mec de Madame Nadine s’appelait Ramon et il m’a dit qu’il était un peu médecin et qu’il croyait pas beaucoup à l’héritage et que je devais pas y compter. Il m’a rallumé ma cigarette avec son briquet et m’a dit que les enfants de putes, c’est plutôt mieux qu’autre chose parce qu’on peut se choisir un père qu’on veut, on est pas obligé. Il m’a dit qu’il y avait beaucoup d’accidents de naissance qui ont très bien tourné plus tard et qui ont donné des mecs valables. Je lui ai dit d’accord, quand on est là on est là, c’est pas comme dans la salle de projection de Madame Nadine où on peut tout mettre en marche arrière et retourner chez sa mère à l’intérieur, mais ce qu’il y a de dégueulasse c’est qu’il est pas permis d’avorter les vieilles personnes comme Madame Rosa qui en ont ralbol. Ça me faisait vraiment du bien de leur parler parce qu’il me semblait que c’était arrivé moins, une fois que je l’avais sorti. Ce mec qui s’appelait Ramon et qui n’avait pas du tout une sale gueule, s’occupait beaucoup de sa pipe pendant que je causais, mais je voyais bien que c’était moi qui l’intéressais. J’avais seulement peur que la môme Nadine ne nous laisse seuls avec lui vu que sans elle, ça aurait pas été la même chose comme sympathie. Elle avait un sourire qui était tout à fait pour moi. Quand je leur ai dit comment j’avais eu quatorze ans d’un seul coup alors que j’en avais dix encore la veille, j’ai encore marqué un point, tellement ils étaient intéressés. Je ne pouvais plus m’arrêter, tellement je les intéressais. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour les intéresser encore plus et pour qu’ils sentent qu’avec moi, ils faisaient une affaire.