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– De l’argent, dit Madame Rosa, avec bon sens.

– Où voulez-vous que j’en trouve, Madame ?

– Ça, ce sont des choses que je veux pas entrer dedans, dit Madame Rosa, en se ventilant le visage avec son éventail japonais.

Monsieur Kadir Yoûssef avait la pomme d’Adam qui faisait l’ascenseur rapide, tellement il avalait l’air.

– Madame, quand nous vous avons confié notre fils, j’étais en pleine possession de mes moyens. J’avais trois femmes qui travaillaient aux halles dont une que j’aimais tendrement. Je pouvais me permettre de donner une bonne éducation à mon fils. J’avais même un nom social, Yoûssef Kadir, bien connu de la police. Oui, Madame, bien connu de la police, c’était même une fois en toutes lettres dans le journal. Yoûssef Kadir, bien connu de la police… Bienconnu, Madame, pas malconnu. Après, j’ai été pris d’irresponsabilité et j’ai fait mon malheur…

Il pleurait comme une vieille Juive, ce type-là.

– On a pas le droit de laisser tomber son fils comme une merde sans payer, dit Madame Rosa sévèrement, et elle s’est ventilée un coup avec son éventail japonais.

La seule chose qui m’intéressait là-dedans c’était de savoir si c’était de moi qu’il s’agissait comme Mohammed ou non. Si c’était moi, alors je n’avais pas dix ans mais quatorze et ça, c’était important, car si j’avais quatorze ans, j’étais beaucoup moins un môme, et c’est la meilleure chose qui peut vous arriver. Moïse qui était debout à la porte et qui écoutait ne se bilait pas non plus, car si ce gazier s’appelait Kadir et Yoûssef, il avait peu de chance d’être juif. Remarquez, je ne dis pas du tout qu’être juif c’est une chance, ils ont leurs problèmes, eux aussi.

– Madame, je ne sais pas si vous me parlez sur ce ton-là ou si je me trompe parce que j’imagine des choses à cause de mon état psychiatrique, mais j’ai été coupé du monde extérieur pendant onze ans, j’étais donc dans l’impossibilité matérielle. J’ai là un certificat médical qui me prouve…

Il a commencé à fouiller nerveusement dans ses poches, c’était le genre de mec qui n’est plus sûr de rien et il pouvait très bien ne pas avoir le papier psychiatrique qu’il croyait avoir, car c’est justement parce qu’il s’imaginait qu’on l’avait enfermé. Les psychiatriques sont des gens à qui on explique tout le temps qu’ils n’ont pas ce qu’ils ont et qu’ils ne voient pas ce qu’ils voient, alors ça finit par les rendre dingues. Il a d’ailleurs trouvé un vrai papier dans sa poche et il a voulu le donner à Madame Rosa.

– Moi les documents qui prouvent des choses, j’en veux pas, tfou, tfou, tfou, dit Madame Rosa, en faisant mine de cracher contre le mauvais sort, comme celui-ci l’exige.

– Maintenant, je vais tout à fait bien, dit Monsieur Yoûssef Kadir, – et il nous regarda tous pour s’assurer que c’était vrai.

– Je vous encourage à continuer, dit Madame Rosa, car il n’y avait que ça à dire.

Mais il n’avait pas l’air d’aller du tout bien, ce mec, avec ses yeux qui cherchaient des secours, ce sont toujours les yeux qui en ont le plus besoin.

– Je n’ai pas pu vous envoyer de l’argent parce que j’ai été déclaré irresponsable du meurtre que j’ai commis et j’ai été enfermé. Je pense que c’est l’oncle de ma pauvre femme qui vous envoyait de l’argent, avant de mourir. Je suis une victime du sort. Vous pensez bien que je n’aurais pas commis un crime si j’étais dans un état sans danger pour mon entourage. Je ne peux pas rendre la vie à Aïcha mais je veux embrasser mon fils avant de mourir et lui demander de me pardonner et de prier Dieu pour moi.

Il commençait à me faire chier, ce mec, avec ses sentiments paternels et ses exigences. D’abord, il n’avait pas du tout la gueule qu’il fallait pour être mon père, qui devait être un vrai mec, un vrai de vrai, pas une limace. Et puis, si ma mère se défendait aux Halles, et se défendait même vachement bien, comme il le disait lui-même, personne ne pouvait m’invoquer, comme père, merde. J’étais de père inconnu garanti sur facture, à cause de la loi des grands nombres. J’étais content de savoir que ma mère s’appelait Aïcha. C’est le plus joli nom que vous pouvez imaginer.

– J’ai été très bien soigné, dit Monsieur Yoûssef Kadir. Je n’ai plus de crises de violence, j’ai été guéri de ce côté-là. Mais je n’en ai plus pour longtemps, j’ai un cœur qui ne supporte pas les émotions. Les médecins m’ont autorisé à sortir pour les sentiments, Madame. Je veux voir mon fils, l’embrasser, lui demander de me pardonner et…

Merde. Un vrai disque.

– …et lui demander de prier pour moi.

Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, à cause des émotions que ça allait lui causer.

– C’est lui ?

Mais Madame Rosa avait toute sa tête et même davantage. Elle s’est ventilée, en regardant Monsieur Yoûssef Kadir comme si elle savourait d’avance.

Elle s’est ventilée encore en silence et puis elle s’est tournée vers Moïse.

– Moïse, dis bonjour à ton papa.

– B’jour, p’pa, dit Moïse, car il savait bien qu’il n’était pas arabe et n’avait rien à se reprocher.

Monsieur Yoûssef Kadir devint encore plus pâle que possible.

– Pardon ? Qu’est-ce que j’ai entendu ? Vous avez dit Moïse ?

– Oui, j’ai dit Moïse, et alors ?

Le mec se leva. Il se leva comme sous l’effet de quelque chose de très fort.

– Moïse est un nom juif, dit-il. J’en suis absolument certain, Madame. Moïse n’est pas un bon nom musulman. Bien sûr, il y en a, mais pas dans ma famille. Je vous ai confié un Mohammed, Madame, je ne vous ai pas confié un Moïse. Je ne peux pas avoir un fils juif, Madame, ma santé ne me le permet pas.

Moïse et moi, on s’est regardé, on a réussi à ne pas nous marrer.

Madame Rosa parut étonnée. Ensuite elle a paru plus étonnée encore. Elle s’est ventilée. II y a eu un immense silence où il se passait toutes sortes de choses. Le mec était toujours debout mais il tremblait des pieds à la tête.

– Tss, tss, fit Madame Rosa, avec sa langue, en hochant la tête. Vous êtes sûr ?

– Sûr de quoi, Madame ? Je ne suis sûr d’absolument rien, nous ne sommes pas mis au monde pour être surs. J’ai le cœur fragile. Je dis seulement une petite chose que je sais, une toute petite chose, mais j’y tiens. Je vous ai confié il y a onze ans un fils musulman âgé de trois ans, prénommé Mohammed. Vous m’avez donné un reçu pour un fils musulman, Mohammed Kadir. Je suis musulman, mon fils était musulman. Sa mère était une musulmane. Je dirais plus que ça : je vous ai donné un fils arabe en bonne et due forme et je veux que vous me rendiez un fils arabe. Je ne veux absolument pas un fils juif, Madame. Je n’en veux pas, un point, c’est tout. Ma santé ne me le permet pas. Il y avait un Mohammed Kadir, pas un Moïse Kadir, Madame, je ne veux pas redevenir fou. Je n’ai rien contre les Juifs, Madame, Dieu leur pardonne. Mais je suis un Arabe, un bon musulman, et j’ai eu un fils dans le même état. Mohammed, Arabe, musulman. Je vous l’ai confié dans un bon état et je veux que vous me le rendiez dans le même. Je me permets de vous signaler que je ne peux supporter des émotions pareilles. J’ai été objet des persécutions toute ma vie, j’ai des documents médicaux qui le prouvent, qui reconnaissent à toutes fins utiles que je suis un persécuté.

– Mais alors, vous êtes sûr que vous n’êtes pas juif ? demanda Madame Rosa avec espoir.

Monsieur Kadir Yoûssef a eu quelques spasmes nerveux sur la figure, comme s’il avait des vagues.

– Madame, je suis persécuté sans être juif. Vous n’avez pas le monopole. C’est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d’autres gens que les Juifs qui ont le droit d’être persécutés aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l’état arabe dans lequel je vous l’ai confié contre reçu. Je ne veux pas de fils juif sous aucun prétexte, j’ai assez d’ennuis comme ça.

– Bon, ne vous émouvez pas, il y a peut-être eu une erreur, dit Madame Rosa, car elle voyait bien que le mec était secoué de l’intérieur et qu’il faisait même pitié, quand on pense à tout ce que les Arabes et les Juifs ont déjà souffert ensemble.