Monsieur Waloumba parle très bien et toujours comme s’il était le chef. Il a le visage couvert de cicatrices qui sont des marques d’importance et lui permettent d’être très estimé dans sa tribu et de savoir de quoi il parle. Il vit toujours à Belleville et un jour j’irai le voir.
Il m’a montré un truc très utile à Madame Rosa, pour distinguer une personne encore vivante d’une personne tout à fait morte. Dans ce but, il s’est levé, il a pris un miroir sur la commode et il l’a présenté aux lèvres de Madame Rosa et le miroir a pâli à l’endroit où elle a respiré dessus. On voyait pas autrement qu’elle respirait, vu que son poids était trop lourd à soulever pour ses poumons. C’est un truc qui permet de distinguer les vivants des autres. Monsieur Waloumba dit que c’est la première chose à faire chaque matin avec les personnes d’un autre âge qu’on trouve dans les chambres de bonne sans ascenseur pour voir si elles sont seulement en proie à la sénilité ou si elles sont déjà cent pour cent mortes. Si le miroir pâlit c’est qu’elles soufflent encore et il ne faut pas les jeter.
J’ai demandé à Monsieur Waloumba si on ne pouvait pas expédier Madame Rosa en Afrique dans sa tribu pour qu’elle jouisse là-bas avec les autres vieux des avantages dans lesquels on les tient. Monsieur Waloumba a beaucoup ri, car il a des dents très blanches, et ses frères de la tribu des éboueurs ont beaucoup ri aussi, ils ont parlé entre eux dans leur langue et après ils m’ont dit que la vie n’est pas aussi simple parce qu’elle exige des billets d’avion, de l’argent et des permis et que c’était à moi de m’occuper de Madame Rosa jusqu’à ce que mort s’ensuive. A ce moment-là, on a remarqué sur le visage de Madame Rosa un début d’intelligence et les frères de race de Monsieur Waloumba se sont vite levés et ont commencé à danser autour d’elle en battant les tambours et en chantant d’une voix pour réveiller les morts, ce qu’il est interdit de faire après dix heures du soir, à cause de l’ordre public et du sommeil du juste, mais il y a très peu de Français dans l’immeuble et ici ils sont moins furieux qu’ailleurs. Monsieur Waloumba lui-même a saisi son instrument de musique que je ne peux pas vous décrire parce qu’il est spécial, et Moïse et moi aussi on s’y est mis et on a tous commencé à danser et à hurler en rond autour de la Juive pour l’exorciser, car elle semblait donner des signes et il fallait l’encourager. On a mis les démons en fuite et Madame Rosa a repris son intelligence mais quand elle s’est vue entourée de Noirs à demi nus aux visages verts, blancs, bleus et jaunes qui dansaient autour d’elle en ululant comme des peaux-rouges pendant que Monsieur Waloumba jouait de son instrument magnifique, elle a eu tellement peur qu’elle a commencé à gueuler au secours au secours à moi, elle a essayé de fuir, et c’est seulement lorsqu’elle a reconnu Moïse et moi qu’elle s’est calmée et nous a traités de fils de putes et d’enculés, ce qui prouvait qu’elle avait retrouvé tous ses moyens. On s’est tous félicités et Monsieur Waloumba le premier. Ils sont tous restés encore un moment pour la bonne franquette et Madame Rosa a bien vu qu’on n’était pas venu battre une vieille femme dans le métro pour lui arracher son sac. Elle n’était pas encore tout à fait en règle dans sa tête et elle remercia Monsieur Waloumba en juif, qu’on appelle yiddish dans cette langue, mais ça n’avait pas d’importance car Monsieur Waloumba était un brave homme.
Quand ils sont partis, Moïse et moi on a déshabillé Madame Rosa des pieds à la tête et on l’a nettoyée à l’eau de Javel parce qu’elle avait fait sous elle pendant son absence. Après on lui a poudré le cul avec du talc à bébés et on l’a remise en place dans son fauteuil où elle aimait régner. Elle a demandé un miroir et elle s’est refait une beauté. Elle savait très bien qu’elle avait des passages à vide mais elle essayait de prendre ça avec la bonne humeur à la juive, en disant que pendant ses passages à vide elle n’avait pas de soucis et que c’était déjà ça de gagné. Moïse a fait le marché avec nos dernières économies et elle a cuisiné un peu sans se tromper ni rien et on aurait jamais dit que deux heures plus tôt elle était dans les vapes. C’est ce que le docteur Katz appelle en médecine les rémissions de peine. Après elle est allée s’asseoir car ce n’était pas facile pour elle de faire des efforts. Elle a envoyé Moïse à la cuisine laver la vaisselle et elle s’est ventilée un moment avec son éventail japonais. Elle réfléchissait dans son kimono.
– Viens ici, Momo.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Vous allez pas encore foutre le camp ?
– Non, j’espère que non, mais si ça continue, ils vont me mettre à l’hôpital. Je ne veux pas y aller. J’ai soixante-sept ans…
– Soixante-neuf.
– Enfin, soixante-huit, je ne suis pas aussi vieille que j’en ai l’air. Alors, écoute-moi, Momo. Je ne veux pas aller à l’hôpital. Ils vont me torturer.
– Madame Rosa, ne dites pas de conneries. La France n’a jamais torturé personne, on est pas en Algérie, ici.
– Ils vont me faire vivre de force, Momo. C’est ce qu’ils font toujours à l’hôpital, ils ont des lois pour ça. Je ne veux pas vivre plus que c’est nécessaire et ce n’est plus nécessaire. Il y a une limite même pour les Juifs. Ils vont me faire subir des sévices pour m’empêcher de mourir, ils ont un truc qui s’appelle l’Ordre des médecins qui est exprès pour ça. Ils vous en font baver jusqu’au bout et ils ne veulent pas vous donner le droit de mourir, parce que ça fait des privilégiés. J’avais un ami qui n’était même pas juif mais qui n’avait ni bras ni jambes, à cause d’un accident, et qu’ils ont fait souffrir encore dix ans à l’hôpital pour étudier sa circulation. Momo, je ne veux pas vivre uniquement parce que c’est la médecine qui l’exige. Je sais que je perds la tête et je veux pas vivre des années dans le coma pour faire honneur à la médecine. Alors, si tu entends des rumeurs d’Orléans pour me mettre à l’hôpital, tu demandes à tes copains de me faire la bonne piqûre et puis de jeter mes restes à la campagne. Dans des buissons, pas n’importe où. J’ai été à la campagne après la guerre pendant dix jours et j’ai jamais autant respiré. C’est meilleur pour mon asthme que la ville. J’ai donné mon cul aux clients pendant trente-cinq ans, je vais pas maintenant le donner aux médecins. Promis ?
– Promis, Madame Rosa.
– Khaïrem ?
– Khaïrem.
Ça veut dire chez eux « je vous jure », comme j’ai eu l’honneur.
Moi Madame Rosa je lui aurais promis n’importe quoi pour la rendre heureuse parce que même quand on est très vieux le bonheur peut encore servir, mais à ce moment on a sonné et c’est là que s’est produit cette catastrophe nationale que je n’ai pas pu encore faire entrer ici et qui m’a causé une grande joie car elle m’a permis de vieillir d’un seul coup de plusieurs années, en dehors du reste.
On a sonné à la porte, je suis allé ouvrir et il y avait là un petit mec encore plus triste que d’habitude, avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effrayés. Il était très pâle et transpirait beaucoup, en respirant vite, la main sur le cœur, pas à cause des sentiments mais parce que le cœur est ce qu’il y a de plus mauvais pour les étages. Il avait relevé le col de son pardessus et n’avait pas de cheveux comme beaucoup de chauves. Il tenait son chapeau à la main, comme pour prouver qu’il en avait un. Je ne savais pas d’où il sortait mais je n’avais encore jamais vu un type aussi peu rassuré. Il m’a regardé avec affolement et je lui ai rendu la monnaie car je vous jure qu’il suffisait de voir ce type-là une fois pour sentir que ça va sauter et vous tomber dessus de tous les côtés, et c’est la panique.
– Madame Rosa, c’est bien ici ?
Il faut toujours être prudent dans ces cas-là parce que les gens que vous connaissez pas ne grimpent pas six étages pour vous faire plaisir.
J’ai fait le con comme j’ai le droit à mon âge.