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Je m’étais installé sous une porte cochère pour attendre que ça passe mais le temps est encore plus vieux que tout et il marche lentement. Quand les personnes ont mal, leurs yeux grossissent et font plus d’expression qu’avant. Madame Rosa avait les yeux qui grossissaient et ils devenaient de plus en plus comme chez les chiens qui vous regardent quand on leur donne des coups sans savoir pourquoi. Je voyais ça d’ici et pourtant j’étais rue de Ponthieu, près des Champs-Élysées où il y a des magasins de grand standing. Ses cheveux d’avant-guerre tombaient de plus en plus et quand elle avait le courage de se battre, elle voulait que je lui trouve une nouvelle perruque avec des vrais cheveux pour avoir l’air d’une femme. Sa vieille perruque était devenue dégueulasse, elle aussi. Il faut dire qu’elle se faisait chauve comme un homme et ça faisait mal aux yeux parce que les femmes n’ont pas été prévues pour ça. Elle voulait encore une perruque rousse, c’était la couleur qui allait le mieux avec son genre de beauté. Je ne savais pas où lui voler ça. A Belleville, il n’y a pas d’établissements pour bonnes femmes moches qu’on appelle instituts de beauté. Aux Élysées, j’ose pas entrer. Il faut demander, mesurer, et merde.

Je me sentais à mon au plus mal. J’avais même pas envie d’un Coka. J’essayais de me dire que je n’étais pas né ce jour-là plus qu’un autre et que de toute façon ces histoires de dates de naissance, c’est seulement des conventions collectives. Je pensais à mes copains, le Mahoute ou le Shah qui boulonnait dans une pompe à essence. Quand on est môme, pour être quelqu’un il faut être plusieurs.

Je me suis couché par terre, j’ai fermé les yeux et j’ai fait des exercices pour mourir, mais le ciment était froid et j’avais peur d’attraper une maladie. Dans mon cas je connais des mecs qui se kickent avec des tas de merde mais moi la vie je vais pas lui lécher le cul pour être heureux. Moi la vie je veux pas lui faire une beauté, je l’emmerde. On a rien l’un pour l’autre. Quand j’aurai la majorité légale, je vais peut-être faire le terroriste, avec détournement d’avions et prise d’otages comme à la télé, pour exiger quelque chose, je ne sais pas encore quoi, mais ça sera pas de la tarte. Le vrai truc, quoi. Pour l’instant, je ne saurais vous dire ce qu’il faut exiger, parce que je n’ai pas reçu de formation professionnelle.

J’étais assis par terre, le cul sur le ciment, à détourner des avions et à prendre des otages qui sortaient les mains en l’air et je me demandais ce que je ferais de l’argent car on ne peut pas tout acheter. J’achèterai de l’immobilier pour Madame Rosa pour qu’elle meure tranquillement les pieds dans l’eau avec une perruque neuve. J’enverrai les fils de putes et leurs mères dans des palaces de luxe à Nice où ils seraient à l’abri de la vie et pourraient devenir plus tard des chefs d’État en visite à Paris ou des membres de la majorité qui expriment leur soutien ou même des facteurs importants de la réussite. Je pourrai aller m’acheter une nouvelle télé que j’ai repérée à la devanture.

Je pensais à tout ça mais j’avais pas tellement envie de faire des affaires. J’ai fait venir le clown bleu et on s’est marré un moment ensemble. Puis j’ai fait venir le clown blanc et il s’est assis à côté de moi et il m’a joué du silence sur son violon minuscule. J’avais envie de traverser et de rester avec eux pour toujours mais je ne pouvais pas laisser Madame Rosa seule dans le merdier. On avait touché un nouveau Viet café au lait à la place de l’ancien qu’une Noire des Antilles qui était française avait exprès eu d’un jules dont la mère était juive et qu’elle voulait élever elle-même parce qu’elle en avait fait une histoire d’amour et c’était personnel. Elle payait rubis sur ongle car Monsieur N’Da Amédée lui laissait assez d’argent pour avoir une vie décente. Il prélevait quarante pour cent des passes car c’était un trottoir très couru qui ne connaissait pas la trêve et il fallait payer les Yougoslaves qui sont un vrai malheur à cause des raquettes. Il y avait même des Corses qui s’en mêlaient car ils commençaient à avoir une nouvelle génération.

A côté de moi il y avait un cageot avec objets sans nécessité et j’aurais pu mettre le feu et tout l’immeuble aurait brûlé, mais personne n’aurait su que c’était moi et de toute façon ce n’était pas prudent. Je me souviens très bien de ce moment dans ma vie parce qu’il était tout à fait comme les autres. Chez moi c’est toujours la vie de tous les jours mais j’ai des moments où je me sens encore moins bien. Je n’avais mal nulle part et je n’avais donc pas de raison mais c’était comme si je n’avais ni bras ni jambes, alors que j’avais tout ce qu’il fallait. Même Monsieur Hamil ne pourrait pas l’expliquer.

Il faut dire sans vouloir vexer personne que Monsieur Hamil devenait de plus en plus con, comme ça arrive parfois avec les vieux qui ne sont plus loin du compte et qui n’ont plus d’excuses. Ils savent bien ce qui les attend et on voit dans leurs yeux qu’ils regardent en arrière pour se cacher dans le passé comme des autruches qui font de la politique. Il avait toujours son livre de Victor Hugo sous la main mais il était confusé et il croyait que c’était le Koran, car il avait les deux. Il les connaissait par cœur en petits bouts et il parlait comme on respire mais en faisant des mélanges. Quand j’allais avec lui à la mosquée où on faisait très bonne impression parce que je le conduisais comme un aveugle et chez nous les aveugles sont très bien vus, il se trompait tout le temps et au lieu de prier il récitait Waterloo Waterloo morne plaine, ce qui étonnait les Arabes ici présents car ce n’était pas à sa place. Il avait même des larmes dans les yeux à cause de la ferveur religieuse. Il était très beau avec sa djellaba grise et sa galmona blanche sur la tête et priait pour être bien reçu. Mais il n’est jamais mort et il est possible qu’il devienne champion du monde toutes catégories car à son âge, il n’y en a point qui peuvent dire mieux. C’est les chiens qui meurent les plus jeunes chez l’homme. A douze ans, on ne peut plus compter sur eux et il faut les renouveler. La prochaine fois que j’aurai un chien, je le prendrai au berceau, comme ça j’aurai beaucoup de temps pour le perdre. Les clowns seuls n’ont pas de problèmes de vie et de mort vu qu’ils ne se présentent pas au monde par voie familiale. Ils ont été inventés sans lois de la nature et ne meurent jamais, car ce ne serait pas drôle. Je peux les voir à côté de moi quand je veux. Je peux voir n’importe qui à côté de moi si je veux, King Kong ou Frankenstein et des troupeaux d’oiseaux roses blessés, sauf ma mère, parce que là je n’ai pas assez d’imagination.

Je me suis levé, j’en avais marre de la porte cochère et j’ai regardé dans la rue pour voir. Il y avait à droite un car de police avec des flics tout prêts. Je voudrais être flic moi aussi quand je serai majoritaire pour avoir peur de rien et personne et pour savoir ce qu’il faut faire. Quand on est flic on est commandé par l’autorité. Madame Rosa disait qu’il y avait beaucoup de fils de putes à l’Assistance publique qui deviennent des flics, des CRS et des républicains et personne ne peut plus les toucher.

Je suis sorti pour voir, les mains dans les poches, et je me suis approché du car de police, comme on les appelle. J’avais un peu les jetons. Ils n’étaient pas tous dans le car, il y en avait qui s’étaient répandus par terre. Je me suis mis à siffloter En passant par la Lorraineparce que je n’ai pas une tête de chez nous et il y en avait un qui me souriait déjà.

Les flics, c’est ce qu’il y a de plus fort au monde. Un môme qui a un père flic, c’est comme s’il avait deux fois plus de père que les autres. Ils acceptent des Arabes et même des Noirs, s’ils ont quelque chose de français. Ils sont tous des fils de putes en passant par l’Assistance et personne ne peut rien leur apprendre. Il n’y a rien de mieux comme force de sécurité, je vous le dis comme je le pense. Même les militaires leur arrivent pas à la cheville, sauf peut-être le général. Madame Rosa a une peur bleue des flics mais c’est à cause du foyer où elle a été exterminée et ça ne compte pas comme argument, parce qu’elle était du mauvais côté. Ou alors j’irai en Algérie et je serai dans la police là-bas où on en a le plus besoin. Il y a beaucoup moins d’Algériens en France qu’en Algérie, alors ils ont ici moins à faire. J’ai fait encore un pas ou deux vers le car où ils étaient tous attendant des désordres et des attaques à main armée et j’avais le cœur qui battait. Je me sens toujours contraire à la loi, je sens bien que j’aurais pas dû être là. Mais ils n’ont fait ni une ni deux, peut-être qu’ils étaient fatigués. Il y en avait même un qui dormait par la fenêtre, un autre qui mangeait tranquillement une banane épluchée près d’un transistor et c’était la décontraction. Dehors, il y avait un flic blond avec une radio à antenne à la main et qui ne paraissait pas du tout inquiet de tout ce qui se passait. J’avais les jetons mais c’était bon d’avoir peur en sachant pourquoi, car d’habitude j’ai une peur bleue sans aucune raison, comme on respire. Le flic avec antenne m’a vu mais il n’a pris aucune mesure et je suis passé à côté en sifflotant comme chez moi.