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J’apportais parfois à Madame Rosa des objets que je ramassais sans aucune utilité, qui ne peuvent servir à rien mais qui font plaisir car personne n’en veut et on les a jetés. Par exemple, vous avez des gens qui ont chez eux des fleurs pour un anniversaire ou même sans raison, pour réjouir l’appartement, et après, quand elles sont sèches et ne brillent plus, on les fout dans les poubelles et si vous vous levez très tôt le matin, vous pouvez les récupérer et c’était ma spécialité, c’est ce qu’on appelle les détritus. Parfois les fleurs ont des restes de couleurs et vivent encore un peu et je faisais des bouquets sans m’occuper des questions d’âge et je les offrais à Madame Rosa qui les mettait dans des vases sans eau parce que ça ne sert plus à rien. Ou alors, je fauchais des bras entiers de mimosas dans les charrettes du printemps au marché des Halles et je revenais à la maison pour que ça sente le bonheur. En marchant je rêvais aux batailles de fleurs à Nice et aux forêts de mimosas qui poussent en grand nombre autour de cette ville toute blanche que Monsieur Hamil a connue dans sa jeunesse et dont il me parlait encore parfois car il n’était plus le même.

On parlait surtout le juif et l’arabe entre nous ou alors le français quand il y avait des étrangers ou quand on ne voulait pas être compris, mais à présent Madame Rosa mélangeait toutes les langues de sa vie, et me parlait en polonais qui était sa langue la plus reculée et qui lui revenait car ce qui reste le plus chez les vieux, c’est leur jeunesse. Enfin, sauf pour l’escalier, elle se défendait encore. Mais ce n’était vraiment pas une vie de tous les jours, avec elle, et il fallait même lui faire des piqûres à la fesse. Il était difficile de trouver une infirmière assez jeune pour monter les six étages et aucune n’était assez modique. Je me suis arrangé avec le Mahoute, qui se piquait légalement car il avait le diabète et son état de santé le lui permettait. C’était un très brave mec qui s’était fait lui-même mais qui était principalement noir et algérien. Il vendait des transistors et autres produits de ses vols et le reste du temps il essayait de se faire désintoxiquer à Marmottan où il avait ses entrées. Il est venu faire la piqûre à Madame Rosa mais ça a failli mal tourner parce qu’il s’était trompé d’ampoule et il avait foutu dans le cul à Madame Rosa la ration d’héroïne qu’il se réservait pour le jour où il aurait fini sa désintoxication.

J’ai tout de suite vu qu’il se passait quelque chose contre nature car je n’avais encore jamais vu la Juive aussi enchantée. Elle a eu d’abord un immense étonnement et puis elle a été prise de bonheur. J’ai même eu peur car je croyais qu’elle n’allait pas revenir, tellement elle était au ciel. Moi, l’héroïne, je crache dessus. Les mômes qui se piquent deviennent tous habitués au bonheur et ça ne pardonne pas, vu que le bonheur est connu pour ses états de manque. Pour se piquer, il faut vraiment chercher à être heureux et il n’y a que les rois des cons qui ont des idées pareilles. Moi je me suis jamais sucré, j’ai fumé la Marie des fois avec des copains pour être poli et pourtant, à dix ans, c’est l’âge où les grands vous apprennent des tas de choses. Mais je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie. Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. On est pas du même bord, lui et moi, et j’ai rien à en foutre. J’ai encore jamais fait de politique parce que ça profite toujours à quelqu’un, mais le bonheur, il devrait y avoir des lois pour l’empêcher de faire le salaud. Je dis seulement comme je le pense et j’ai peut-être tort, mais c’est pas moi qui irais me piquer pour être heureux. Merde. Je ne vais pas vous parler du bonheur parce que je ne veux pas faire une crise de violence, mais Monsieur Hamil dit que j’ai des dispositions pour l’inexprimable. Il dit que l’inexprimable, c’est là qu’il faut chercher et que c’est là que ça se trouve. La meilleure façon de se procurer de la merde et c’est ce que le Mahoute faisait, c’est de dire qu’on ne s’est jamais piqué et alors les mecs vous font tout de suite une piquouse gratis, parce que personne ne veut se sentir seul dans le malheur. Le nombre des mecs qui ont voulu me faire ma première piquouse, c’est pas croyable, mais je ne suis pas là pour aider les autres à vivre, j’ai déjà assez avec Madame Rosa. Le bonheur, je vais pas me lancer là-dedans avant d’avoir tout essayé pour m’en sortir.

C’est donc le Mahoute – c’est un nom qui ne veut rien dire et c’est pourquoi on l’appelait comme ça – qui a fixé Madame Rosa à la HLM, qui est le nom de l’héroïne chez nous, à cause de cette région de la France où elle est cultivée. Madame Rosa a été prodigieusement étonnée, après quoi elle est entrée dans un état de satisfaction qui faisait peine à voir. Vous pensez, une Juive de soixante-cinq ans, c’était tout ce qu’il lui fallait. J’ai vite couru chercher le docteur Katz car il y a avec la merde ce qu’on appelle l’overdose et on va au paradis artificiel. Le docteur Katz n’est pas venu, car il lui était maintenant défendu de faire six étages, sauf en cas de mort. Il a téléphoné à un jeune médecin qu’il connaissait et celui-ci s’est amené une heure plus tard. Madame Rosa était en train de baver dans son fauteuil. Le docteur me regardait comme s’il n’avait encore jamais vu un mec de dix ans.

– C’est quoi, ici ? Une sorte de maternelle ?

Il me faisait pitié, avec son air vexé, comme si c’était pas possible. Le Mahoute était en train de chialer par terre, parce que c’était son bonheur qu’il avait foutu dans le cul de Madame Rosa.

– Mais enfin, comment est-ce possible ? Qui a procuré à cette vieille dame de l’héroïne ?

Je le regardais, les mains dans les poches, et je lui ai souri, mais je ne lui ai rien dit parce qu’à quoi bon, c’était un jeune mec de trente ans qui avait encore tout à apprendre.

C’est peu de jours après qu’il m’est arrivé un coup heureux. J’avais une course à faire dans un grand magasin à l’Opéra où il y avait un cirque en vitrine pour que les parents viennent avec leurs mômes sans aucune obligation de leur part. J’y étais déjà allé dix fois mais ce jour-là j’étais arrivé trop tôt, il y avait encore le rideau et j’ai discuté le bout de gras avec un balayeur africain que je ne connaissais pas mais qui était noir. Il venait d’Aubervilliers car ils en ont là-bas aussi. Nous avons fumé une cigarette et je l’ai regardé balayer le trottoir un moment parce que c’était la meilleure chose à faire. Après, je suis revenu au magasin et je me suis régalé. La vitrine était entourée d’étoiles plus grandes que nature qui s’allumaient et s’éteignaient comme on cligne de l’œil. Au milieu, il y avait le cirque avec les clowns et les cosmonautes qui allaient à la lune et revenaient en faisant des signes aux passants et les acrobates qui volaient dans les airs avec des facilités que leur métier leur conférait, des danseuses blanches sur le dos de chevaux en tutu et des forts des halles bourrés de muscles qui soulevaient des poids incroyables sans aucun effort, car ils n’étaient pas humains et avaient des mécanismes. Il y avait même un chameau qui dansait et un magicien avec un chapeau d’où sortaient en file indienne des lapins qui faisaient un tour de piste et remontaient dans le chapeau pour recommencer encore une fois et encore, c’était un spectacle continu et il ne pouvait pas s’arrêter, c’était plus fort que lui. Les clowns étaient de toutes les couleurs et habillés comme c’est la loi chez eux, des clowns bleus, blancs et en arc-en-ciel et qui avaient un nez avec une ampoule rouge qui s’allumait. Derrière il y avait la foule de spectateurs qui n’étaient pas des vrais mais pour rire et qui applaudissaient sans arrêt, ils étaient faits pour ça. Le cosmonaute se levait pour saluer quand il touchait la lune et son engin patientait pour lui permettre de prendre son temps. Alors que l’on croyait avoir déjà tout vu, des éléphants marrants sortaient de leur garage en se tenant par la queue et faisaient des tours de piste, le dernier était encore un môme et tout rose, comme s’il venait d’être né. Mais pour moi c’étaient les clowns qui étaient les rois. Ils ressemblaient à rien et à personne. Ils avaient tous des têtes pas possibles, avec des yeux en points d’interrogation et ils étaient tous tellement cons qu’ils étaient toujours de bonne humeur. Je les regardais et je pensais que Madame Rosa aurait été très drôle si elle était un clown mais elle ne l’était pas et c’était ça qui était dégueulasse. Ils avaient des pantalons qui tombaient et remontaient parce qu’ils étaient désopilants et ils avaient des instruments de musique qui émettaient des étincelles et des jets d’eau au lieu de ce que ces instruments produisent dans la vie ordinaire. Les clowns étaient quatre et le roi c’était un Blanc en chapeau pointu avec un pantalon bouffé et au visage encore plus blanc que tout le reste. Les autres lui faisaient des courbettes et des saluts militaires et il leur donnait des coups de pied au cul, il ne faisait que ça toute sa vie et ne pouvait pas s’arrêter même s’il voulait, il était réglé dans ce but. Il ne le faisait pas méchamment, c’était chez lui mécanique. Il y avait un clown jaune avec des taches vertes et un visage toujours heureux même lorsqu’il se cassait la gueule, il faisait un numéro sur fil qu’il ratait toujours mais il trouvait ça plutôt marrant car il était philosophe. Il avait une perruque rousse qui se dressait d’horreur sur sa tête quand il mettait le premier pied sur le fil puis l’autre et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les pieds étaient sur le fil et il ne pouvait plus avancer ni reculer et il se mettait à trembler pour faire rire de peur, car il n’y avait rien de plus comique qu’un clown qui a peur. Son copain était tout bleu et gentil qui tenait une mini-guitare et chantait à la lune et on voyait qu’il avait très bon cœur mais n’y pouvait rien. Le dernier était en réalité deux, car il avait un double et ce que l’un faisait, l’autre aussi était obligé de le faire et ils essayaient d’y couper mais il n’y avait pas moyen, ils avaient partie liée. Ce qu’il y avait de meilleur c’est que c’était mécanique et bon enfant et on savait d’avance qu’ils ne souffraient pas, ne vieillissaient pas, et qu’il n’y avait pas de cas de malheur. C’était complètement différent de tout et sous aucun rapport. Même le chameau vous voulait du bien, contrairement que son nom l’indique. Il avait le sourire plein la gueule et se dandinait comme une rombière. Tout le monde était heureux dans ce cirque qui n’avait rien de naturel. Le clown sur le fil de fer jouissait d’une totale sécurité et en dix jours je ne l’ai pas vu tomber une fois, et s’il tombait je savais qu’il ne pouvait pas se faire mal. C’était vraiment autre chose, quoi. J’étais tellement heureux que je voulais mourir parce que le bonheur il faut le saisir pendant qu’il est là.