Je regardais le cirque et j’étais bien lorsque j’ai senti une main sur mon épaule. Je me suis vite retourné car j’ai tout de suite cru à un flic mais c’était une môme plutôt jeune, vingt-cinq ans à tout casser. Elle était vachement pas mal, blonde, avec des grands cheveux et elle sentait bon et frais.
– Pourquoi pleures-tu ?
– Je ne pleure pas.
Elle m’a touché la joue.
– Et ça, qu’est-ce que c’est ? Ce ne sont pas des larmes ?
– Non. Je ne sais pas du tout d’où ça vient.
– Bon, je vois que je me suis trompée. Qu’est-ce qu’il est beau, ce cirque !
– C’est ce que j’ai vu de mieux dans le genre.
– Tu habites par ici ?
– Non, je ne suis pas français. Je suis probablement algérien, on est à Belleville.
– Tu t’appelles comment ?
– Momo.
Je ne comprenais pas du tout pourquoi elle me draguait. A dix ans j’étais encore bon à rien, même comme arabe. Elle gardait sa main sur ma joue et j’ai reculé un peu. Il faut se méfier. Vous ne le savez peut-être pas, mais il y a des Assistances sociales qui ont l’air de rien et qui vous foutent une contravention avec enquête administrative. L’enquête administrative, il n’y a rien de pire. Madame Rosa ne vivait plus, quand elle y pensait. J’ai reculé encore un peu mais pas trop, juste pour avoir le temps de filer si elle me cherchait. Mais elle était vachement jolie et elle aurait pu se faire une fortune si elle voulait, avec un mec sérieux qui s’occuperait d’elle. Elle s’est mise à rire.
– Il ne faut pas avoir peur.
Tu parles. « Il ne faut pas avoir peur », c’est un truc débile. Monsieur Hamil dit toujours que la peur est notre plus sûre alliée et que sans elle Dieu sait ce qui nous arriverait, croyez-en ma vieille expérience. Monsieur Hamil est même allé à La Mecque, tellement il avait peur.
– Tu ne devrais pas traîner tout seul dans les rues à ton âge.
Là, je me suis marré. Je me suis marré royalement. Mais j’ai rien dit parce que j’étais pas là pour lui apprendre.
– Tu es le plus beau petit garçon que j’aie jamais vu.
– Vous n’êtes pas mal vous-même.
Elle a ri.
– Merci.
Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai eu un coup d’espoir. C’est pas que je cherchais à me caser, je n’allais pas plaquer Madame Rosa tant qu’elle était encore capable. Seulement il fallait quand même penser à l’avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule tôt ou tard et j’en rêvais la nuit, des fois. Quelqu’un avec des vacances à la mer et qui ne me ferait rien sentir. Bon, je trompais Madame Rosa un peu mais c’était seulement dans ma tête, quand j’avais envie de crever. Je l’ai regardée avec espoir et j’avais le cœur qui battait. L’espoir, c’est un truc qui est toujours le plus fort, même chez les vieux comme Madame Rosa ou Monsieur Hamil. Dingue.
Mais elle n’a plus rien dit. Ça s’est arrêté là. Les gens sont gratuits. Elle m’a parlé, elle m’a fait une fleur, elle m’a souri gentiment et puis elle a soupiré et elle est partie. Une pute.
Elle portait un imper et un pantalon. On voyait ses cheveux blonds même derrière. Elle était mince et à la façon qu’elle marchait, on voyait qu’elle aurait pu monter les six étages en courant et plusieurs fois par jour avec des paquets.
J’ai traîné derrière elle parce que je n’avais pas mieux à faire. Une fois, elle s’est arrêtée, elle m’a vu et on a rigolé tous les deux. Une fois je me suis caché dans une porte mais elle ne s’est pas retournée et elle n’est pas revenue. J’ai failli la perdre. Elle marchait vite et je pense qu’elle m’avait oublié parce qu’elle avait des chats à fouetter. Elle est entrée dans une porte cochère et je l’ai vue s’arrêter au rez-de-chaussée et sonner. Ça n’a pas raté. La porte s’est ouverte et il y a eu deux mômes qui lui ont sauté au cou. Sept ou huit ans, quoi. Ah là là, je vous jure.
Je me suis assis sous la porte cochère et je suis resté un moment sans avoir tellement envie d’être là ou ailleurs. J’avais deux ou trois choses que j’aurais pu faire, il y avait le drug à l’Étoile avec des bandes dessinées et on peut se foutre de tout avec des bandes dessinées. Ou j’aurais pu aller à Pigalle chez les filles qui m’aimaient bien et me faire des sous. Mais j’en avais brusquement ma claque et ça m’était égal. Je voulais plus être là du tout. J’ai fermé les yeux mais il faut plus que ça et j’étais toujours là, c’est automatique quand on vit. Je ne comprenais pas du tout pourquoi elle m’avait fait des avances, cette pute. Il faut bien dire que je suis un peu con, lorsqu’il s’agit de comprendre, je fais tout le temps des recherches, alors que c’est Monsieur Hamil qui a raison lorsqu’il dit que ça fait un bout de temps que personne n’y comprend rien et qu’on ne peut que s’étonner. Je suis allé revoir le cirque et j’ai gagné encore une heure ou deux mais c’est rien, dans une journée. Je suis entré dans un salon de thé pour dames, j’ai bouffé deux gâteaux, des éclairs au chocolat, c’est ce que je préfère, j’ai demandé où on peut pisser et en remontant j’ai filé tout droit vers la porte, et salut. Après ça, j’ai fauché des gants à un étalage au Printemps et je suis allé les jeter dans une poubelle. Ça m’a fait du bien.
C’est en revenant rue de Ponthieu qu’il y a eu vraiment un truc bizarre. Je ne crois pas tellement aux trucs bizarres, parce que je ne vois pas ce qu’ils ont de différents.
J’avais peur de revenir à la maison. Madame Rosa faisait peine à voir et je savais qu’elle allait me manquer d’un moment à l’autre. J’y pensais tout le temps et des fois, j’osais plus rentrer. J’avais envie d’aller faucher quelque chose de gros dans un magasin et me faire choper pour marquer le coup. Ou me laisser coincer dans une filiale et me défendre à coups de mitraillette jusqu’au dernier. Mais je savais que personne ne ferait attention à moi de toute façon. J’étais donc rue de Ponthieu et j’ai tué comme ça une heure ou deux en regardant des mecs jouer au foot à l’intérieur d’un bistro. Puis j’ai voulu aller ailleurs mais je ne savais pas où, alors je suis resté là à glandouiller. Je savais que Madame Rosa était au désespoir, elle avait toujours peur qu’il m’arrive quelque chose. Elle ne sortait presque pas car on ne pouvait plus la remonter. Au début, on l’attendait en bas à quatre ou cinq et tous les mômes s’y mettaient quand elle revenait et on la poussait. Mais à présent elle se faisait de plus en plus rare, elle n’avait plus assez de jambes et de cœur et son souffle n’aurait pas suffi à une personne le quart de la sienne. Elle ne voulait pas entendre parler de l’hôpital où ils vous font mourir jusqu’au bout au lieu de vous faire une piqûre. Elle disait qu’en France on était contre la mort douce et qu’on vous forçait à vivre tant que vous étiez encore capable d’en baver. Madame Rosa avait une peur bleue de la torture et elle disait toujours que lorsqu’elle en aura vraiment assez, elle se fera avorter. Elle nous avertissait que si l’hôpital s’en emparait, on allait tous nous trouver dans la légalité à l’Assistance publique et elle se mettait à pleurer lorsqu’elle pensait qu’elle allait peut-être mourir en règle avec la loi. La loi c’est fait pour protéger les gens qui ont quelque chose à protéger contre les autres. Monsieur Hamil dit que l’humanité n’est qu’une virgule dans le grand Livre de la vie et quand un vieil homme dit une connerie pareille, je ne vois pas ce que je peux y ajouter. L’humanité n’est pas une virgule parce que quand Madame Rosa me regarde avec ses yeux juifs, elle n’est pas une virgule, c’est même plutôt le grand Livre de la vie tout entier, et je veux pas le voir. J’ai été deux fois à la mosquée pour Madame Rosa et ça n’a rien changé parce que ce n’est pas valable pour les Juifs. Voilà pourquoi j’avais du mal à rentrer à Belleville et à me retrouver œil dans œil avec Madame Rosa. Elle disait tout le temps « Œil ! Œil ! », c’est le cri du cœur juif quand ils ont mal quelque part, chez les Arabes c’est très différent, nous disons « Khaï ! Khaï ! » et les Français « Oh ! Oh ! » quand ils ne sont pas heureux car il ne faut pas croire, ça leur arrive aussi. J’allais avoir dix ans car Madame Rosa avait décidé qu’il me fallait prendre l’habitude d’avoir une date de naissance et ça tombait aujourd’hui. Elle disait que c’était important pour me développer normalement et que tout le reste, le nom du père, de la mère, c’est du snobisme.