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Lourges savait tout cela. Il savait qu’un fraudeur ne peut plus travailler, qu’il lui paraît stupide de s’échiner quarante-huit heures par semaine pour cent cinquante francs, quand il peut les gagner en une demi-journée. Et il comptait là-dessus. Il se refusait à croire que Sylvain pût avoir sincèrement lâché le métier.

Il s’expliquait de plusieurs façons les affirmations de Germaine. La femme avait peut-être peur que Lourges se mît à filer Sylvain, elle essayait de détourner ses soupçons. Ou bien c’était Sylvain lui-même qui se méfiait de sa femme, et ne voulait plus lui dire ses affaires.

Tout de même, Lourges se renseigna. Le grand Fernand lui apprit qu’effectivement Sylvain ne lui avait plus acheté un paquet de tabac depuis l’arrestation de César. Mais cela ne prouvait rien. Sylvain soupçonnait peut-être aussi le maître fraudeur, et s’approvisionnait ailleurs.

Mais M. Henri, de son côté, affirma que Sylvain travaillait honnêtement; il donna même le nom de l’entreprise de déchargement qui l’avait embauché.

Lourges alla se promener de ces côtés-là, et ne fut pas longtemps sans apercevoir sur les quais Sylvain, qui, avec d’autres débardeurs, travaillait dans la cale d’une grosse barque à charger les plateaux d’une grue.

Lourges fut bien forcé de se rendre à l’évidence. Et il en conçut un vif désappointement. Il eût aimé prendre sa revanche. Mais, redevenu honnête, Sylvain était invulnérable.

Lourges en était là, quand de nouveaux indices vinrent lui faire douter une fois encore de la véracité des dires de Germaine. D’un poste-frontière, on lui annonça que Sylvain, trois et quatre fois par semaine, passait là; il se rendait en Belgique à vélo. Un douanier qui le connaissait avait vite remarqué ces voyages suspects. Et, Lourges lui ayant déjà parlé de Sylvain comme d’un contrebandier probable, le douanier l’arrêtait chaque fois, le fouillait des pieds à la tête, examinait minutieusement son vélo, le tout sans aucun résultat.

Immédiatement, Lourges eut la certitude que cela cachait un nouveau trafic, une combinaison inédite qu’il s’agissait de découvrir. Il garda ses soupçons pour lui, n’en parla ni à Germaine, ni à Henri, dont il n’était pas sûr. Et il se mit en campagne, avec cet acharnement qui faisait sa force.

Tout d’abord, il fallait savoir au juste où allait Sylvain. Le douanier qui l’avait remarqué dit à Lourges que chaque samedi, régulièrement, l’ancien fraudeur passait au poste de douane. C’était logique, Sylvain, faisant semaine anglaise, profitait de son congé pour faire ses courses. Mais le renseignement était précieux. Lourges en profita pour placer au bureau de douane un préposé vêtu en civil. Et il lui expliqua que, sitôt Sylvain passé, il aurait à le suivre discrètement en Belgique, à voir où il irait, et à bien noter la maison, pour qu’on pût la retrouver aisément.

Le lundi suivant, le douanier arrivait au bureau de Lourges.

«Eh bien? demanda celui-ci avec impatience.

– J’ai suivi l’individu. Il est entré en Belgique. Il a suivi la route de Dunkerque à Furnes, tout le long du canal.

– Après?

– Au petit pont avant d’arriver à Furnes, il a tourné à gauche. Il a traversé le canal.»

Lourges avait pris un crayon, il notait à mesure.

«Après?

– Il a suivi un tout petit chemin, le long de la berge. Il est arrivé à l’emplacement d’un ancien pont, où il y a une vieille maison, un cabaret, quelque chose comme ça. Là, il est entré. J’ai attendu plus d’une heure, et je ne l’ai pas vu ressortir. Alors, je suis revenu.

– C’est bon, dit Lourges. C’est bien comme tu me l’expliques? Je ne peux pas me tromper?

– Pas moyen.

– Alors, j’irai voir. Merci.»

L’homme sorti, Lourges chercha dans ses carnets. Il avait toujours sur lui de précieux petits renseignements, sur toutes les choses de son métier. Et il relut toute la liste des maisons belges qui étaient soupçonnées de vendre du tabac aux fraudeurs, ou de lâcher leurs chiens la nuit. Cabarets, épiceries, fermes, il revit tout. De ces maisons, les unes lui étaient connues, certaines travaillaient même en accord avec lui. D’autres, il ne les connaissait que de réputation, il savait seulement qu’il était bon de les surveiller, de rôder de temps en temps autour d’elles, en civil, de prendre le numéro des automobiles françaises qui s’y arrêtaient, et de demander à la préfecture des renseignements sur les propriétaires de ces autos. À force de patience, de rondes, d’espionnages, de dénonciations et de trahisons, il avait fini par avoir sur ce sujet un dossier à peu près complet, aussi détaillé qu’on pouvait le demander.

Mais c’est inutilement qu’il fit un inventaire minutieux de ses fiches. Il ne trouva aucune note qui lui donnât une seule précision sur la vieille maison signalée par le préposé.

Il y avait là un problème pour lequel Lourges commençait à se passionner.

«J’irai voir ça moi-même samedi» pensa-t-il en remettant ses papiers dans sa poche.

Le samedi suivant, quand, vers deux heures de l’après-midi, Sylvain passa à bicyclette au bureau de la douane française, il ne se doutait pas que, derrière le rideau du cabaret de l’agent en douane, Lourges l’avait vu s’en aller vers la Belgique.

Sylvain à peine parti, Lourges sortit, sauta sur son vélo, et s’en fut à la poursuite du fraudeur.

Sylvain roulait tout doucement. Lourges le revit bientôt, à deux ou trois cents mètres devant lui. Et il ne s’approcha pas davantage, il se contenta de maintenir sa distance, pour le cas où Sylvain se retournerait. Si le contrebandier reconnaissait Lourges, il se méfierait. Et tout serait raté. Aussi Lourges roulait-il tout au bord du fossé qui bordait la route, du côté opposé au canal, prêt à se jeter délibérément parmi les broussailles si le poursuivi tournait la tête.

Mais Sylvain semblait très tranquille. Il pédalait paisiblement, sans se hâter. Rien dans son attitude ne rappelait pour Lourges le fraudeur qui part en campagne. Et cette tranquillité déroutait une fois de plus le douanier.

On parcourut exactement le trajet indiqué par le préposé. Mais arrivé au pont, Lourges, après l’avoir traversé, n’alla pas plus loin. Il se contenta de suivre Sylvain des yeux jusqu’à la vieille auberge. Et il descendit sur le talus incliné qui menait au bord de l’eau, cacha son vélo dans les herbes, et marcha le long du canal, sûr de n’être aperçu par aucun des habitants de la vieille maison. Seuls pouvaient le voir ceux qui passaient sur la grand-route, de l’autre côté. Et, pour n’éveiller aucun soupçon, Lourges, tout en marchant, regardait l’eau, tâtait le sol du pied, feignait de chercher une bonne place pour y pêcher.

Il arriva en quelques minutes sur l’emplacement de l’ancien pont ruiné. Il continua, fit encore une cinquantaine de mètres. Et il remonta, se trouva alors au niveau de l’ancienne grand-route abandonnée. À ras de l’herbe, il passa la tête et regarda. Il ne vit rien que les grands arbres frissonnants, et, face à lui, le devant de la vieille auberge.