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Ces choses-là, pourtant, s’usent à la longue. L’habitude affadit le plaisir qui n’est que de chair. Et Sylvain, tout de suite après avoir rencontré Pascaline, s’en était aperçu. Depuis que cette chose pure et fraîche était entrée en lui, il y avait des pensées, des souvenirs qu’il eût voulu arracher de son âme. Il ne pouvait plus aimer Germaine. Il y avait trop de turpitudes, trop de saleté entre elle et lui. La pensée de tout ce qu’ils avaient fait ensemble, parfois, lui remontait dans la mémoire, l’écœurait, lui donnait la nausée. Elle savait le soûler de caresses, elle avait gardé de son ancien métier la connaissance honteuse des hommes, de leurs appétits, de leurs caprices de mâles. Et avec Sylvain, elle allait au-devant de ses désirs, elle l’épuisait, le vidait, lui aspirait ses forces, telle une goule affamée, et elle le laissait mourant de volupté, mais aussi dégoûté et plein d’écœurement.

Et puis, il lui avait pardonné depuis longtemps, mais tout de même, il se disait quelquefois que c’était sa faute, à elle, s’il était devenu Sylvain le contrebandier. C’était pour elle qu’il avait renoncé à la boxe, à cette passion du sport qui eût peut-être fait de lui un champion. Germaine n’aimait pas tout cela. Les femmes veulent avoir celui qu’elles aiment dans leurs jupons, tout près d’elles. Elles jalousent d’instinct toutes les passions de l’homme qui ne vont pas à elles. Il semble qu’on les vole. Et si encore Sylvain avait pratiqué un sport moins périlleux, plus élégant. Mais la boxe risque de vous abîmer, de vous défigurer. Et Germaine trouvait Sylvain très beau. Elle attachait à son physique une extrême importance. Il ressemblait un peu à un acteur de cinéma. Et elle ne voulait pas qu’il continuât à boxer, qu’il lui revînt un beau jour avec un nez écrasé et monstrueux. Comme elle était dépensière, et que Sylvain n’admettait plus le partage, il avait bien fallu qu’il cherchât un travail plus rémunérateur. Mais jamais Sylvain ne retrouvait dans un journal, sur une affiche ou un programme, le nom d’un ancien camarade des jours glorieux, sans un douloureux serrement de cœur.

De cela, sans l’avouer, il gardait une rancune sourde à Germaine.

Mais la grande, la véritable raison de son involontaire changement d’attitude, c’était sa passion grandissante pour Pascaline. Ce sentiment puissant et secret, qui croissait chaque jour davantage en lui, comme un feu caché, sans qu’il s’en rendît compte, finissait par le posséder tout entier. Sylvain ne s’en apercevait que par instants, à des indices qui l’étonnaient, lui révélaient brusquement le bouleversement total de son être. Sans même le formuler, il sentait qu’il ne souhaitait plus maintenant qu’une chose, être le plus possible près de Pascaline. Il n’était plus heureux que là-bas. Ailleurs, il attendait le moment où il pourrait y retourner. Il passait des semaines entières dans l’attente de ces quelques heures. Et cette impatience n’était en rien comparable à la fièvre qui jadis le saisissait quand il allait aux rendez-vous de Germaine. C’était quelque chose d’infiniment plus calme et plus doux. Il ne comprenait pas pourquoi il pouvait tant aimer ces instants passés dans la petite auberge de Furnes. Quand il en repartait, il eût été incapable de dire à quoi s’étaient passées les heures qui, dans la vieille maison, fuyaient comme fuient les instants heureux. Des riens, des enfantillages, qui jadis lui auraient fait hausser les épaules suffisaient à l’occuper, là-bas, et même à lui procurer un bonheur paisible et profond qu’il ne s’expliquait pas. Tout près de Pascaline, sans raison, du seul fait de la présence de la jeune fille, Sylvain était indiciblement heureux. Il n’éprouvait aucun désir, seulement un contentement calme, une tranquillité, un apaisement de l’âme, comme si toutes les aspirations eussent été satisfaites. Jamais il n’avait ressenti auprès de Pascaline une tentation trouble. L’idée d’un baiser ne lui serait même pas venue. Sa tendresse pour elle avait quelque chose de puéril. Il n’avait jamais rien connu de semblable.

Il en arrivait à s’amuser avec la jeune fille de choses qui autrefois lui eussent semblé des enfantillages. Au jardin, ou bien au cours de leurs promenades dans la campagne, aux environs, ils riaient follement tous les deux, tout le long du chemin. Pourquoi? Sylvain se le demandait ensuite. Un rien, un mot drôle, un lapsus, une grimace, la forme singulière d’un arbre, d’un nuage, d’un caillou, suffisaient à provoquer ces rires, qui jaillissaient au moindre prétexte, comme si le bonheur des deux jeunes gens avait eu besoin de s’épancher et de se communiquer.

En quittant Pascaline, Sylvain oubliait tout cela. Il ne lui restait dans la mémoire qu’un rayonnement, un souvenir qui illuminait tout son être. Sur la route du retour, il marchait plus gaiement. Il ressentait une allégresse qui le soulevait, le transportait, lui donnait comme l’envie de dépenser un surcroît de forces.

Et jusqu’au jour où il pouvait enfin retourner là-bas, il vivait de souvenirs. Il lui arrivait de rire en se rappelant des choses dites par Pascaline, et qui les avaient amusés tous les deux. Il se surprenait à penser avec un inexprimable attendrissement à une fossette qu’elle avait à la joue, et qui se dessinait lorsqu’elle riait. Des pudeurs le prenaient. Des mots qu’il lâchait tout naturellement autrefois lui paraissaient grossiers maintenant. Il n’osait plus les dire. Il se sentait ému devant des spectacles qui jadis le laissaient indifférent. Il était pris quelquefois d’un attendrissement ridicule à voir un film, à écouter une romance d’amour, à regarder un clair de lune ou un beau paysage. Il devenait poète à sa manière, s’en irritait comme d’un affaiblissement, d’une chose humiliante, et ne pouvait s’y dérober. Un respect tout nouveau de la femme, de l’innocence, de la jeunesse, l’empêchait maintenant de lâcher comme autrefois des plaisanteries galantes, quand il rencontrait quelque jeune fille.

Et il lui arriva plusieurs fois de pleurer en songeant avec désespoir à son enfance, au temps où il était encore tout naïf, tout honnête, digne de la fraîcheur candide de Pascaline…

XIV

Quand Germaine raconta cette transformation à Lourges, il refusa d’abord de la croire. Un fraudeur, disait-il, on ne l’a jamais vu s’assagir. Ils ont ça dans le sang.

Lourges avait, pour le fortifier dans son opinion, le souvenir de mille exemples semblables. Il en avait vu, de ces repentirs. Après une rude leçon, après six mois à la cellulaire, parfois, on en avait assez. On rêvait de s’arrêter sur la pente, de remonter, de se retrouver un homme comme les autres, libre, protégé et non plus traqué. La femme, les gosses vous poussaient dans cette voie. On cherchait un métier, on se mettait courageusement au travail. Ça marchait pendant un mois, deux mois. Puis ce beau zèle tombait. L’argent ne rentrait plus. On se sentait fatigué de la monotonie d’un labeur rude et mal payé. Une occasion se présentait. Un ami, un client, un maître fraudeur venait vous trouver. Il avait besoin de vous. Coup sans danger, gros bénéfice. Pour une fois, on se laissait tenter. On se leurrait soi-même; on pactisait avec sa conscience. Une fois, une pauvre fois. Après, ce serait tout.

Et on partait de nouveau pour l’aventure.

Si on n’avait pas le bonheur d’être pris tout de suite, c’était fini. On retombait sous l’emprise de son vice. Et cela jusqu’à l’affaire définitive, qui mettait le point final à la série des aventures: bagarre avec les douaniers ou avec des concurrents, coup de couteau ou coup de revolver, mort ou prison. Ces passions-là, on les porte dans la peau. On ne s’en délivre plus.