«- Non! non! ce n’est pas moi! cria-t-elle en se débattant… c’est lui!
«- Oui, je sais que vous n’étiez pas seule dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen, je sais que vous aviez un complice. Il faut que vous me disiez le nom de ce complice.»
«Elle passa sa main décharnée sur son front couvert d’une sueur froide.
«- Son nom? murmura-t-elle d’une voix expirante… Attendez, je vais me le rappeler… il se nomme…»
«Elle n’acheva pas. Ses deux bras se raidirent convulsivement, elle retomba lourdement sur l’oreiller, la tête renversée en arrière. Je la crus morte; en effet, aucun souffle ne soulevait sa poitrine, ses mains et son cou étaient glacés; cependant, en posant mon oreille contre son cœur, je crus entendre un faible battement. Je jugeai alors que la malheureuse était en proie à cette terrible maladie nerveuse qu’on nomme la catalepsie.
«Je me reculai et m’apprêtai à sortir de la chambre. Qu’avais-je besoin, après tout, de connaître le nom de l’assassin? Ne l’avais-je pas deviné? Ne savais-je pas qu’un seul homme était capable de concevoir un pareil enchevêtrement de crimes, de déployer à la fois tant d’audace et d’adresse? J’allais donc me retirer et rentrer chez moi, lorsque je crus entendre dans le corridor ce pas inégal que je connaissais si bien, et qui n’appartient qu’aux anciens matelots ou aux anciens forçats.
«C’était lui! il revenait pour achever sa victime!
«La fuite était impossible! je jetai un regard autour de moi pour chercher un lieu où je puisse me cacher.
«Enfin je me glissai derrière un des grands rideaux de la fenêtre. Ces rideaux étaient très épais, sans doute pour empêcher que la lumière de la chambre ne fût aperçue du jardin. C’est de cette façon, vous le savez, que j’ai découvert la ruse du docteur Wickson.
«Il était temps, à peine le rideau était-il retombé, que la clef grinça dans la serrure et la porte s’ouvrit doucement.
«L’assassin paraissait très agité. Son visage était livide, ses sourcils contractés. Sa perruque grise posée de travers laissait échapper une longue mèche de cheveux noirs comme de l’ébène.
«Il s’approcha du lit à pas lents, et, soulevant la petite lanterne qu’il portait à la main, il considéra attentivement le visage de la vieille femme.
«Son front s’éclaircit soudain et un soupir sortit de sa poitrine. Il la croyait morte, sans doute, et cette mort lui épargnait un crime!
«Il prit sa main glacée, la souleva et la laissa retomber. Il appuya son oreille sur cette poitrine de marbre.
«Puis il se redressa lentement, considéra encore sa complice avec un étrange sourire et sortit en dissimulant le bruit de ses pas.
«Lorsqu’il se retourna, je vis très distinctement une longue aiguille passée dans le parement de sa robe de chambre et qui brillait à la lueur de la veilleuse.
«Le lendemain, le terrible châtelain a voulu que je lui serve son déjeuner. Bien qu’épuisé par les émotions de la nuit, j’obéis, de peur de lui faire concevoir quelque soupçon.
«Pendant son repas, il m’examina fréquemment à la dérobée: son regard perçant semblait chercher à pénétrer dans les plus secrets replis de mon âme.
«Au moment où il allait se lever de table, on frappa à la porte.
«J’allai ouvrir. C’était le vieux jardinier Yves qui apportait une lettre à l’adresse de M. Bréhat-Kerguen. Je jetai un regard sur la suscription: je vis que cette lettre venait de Rennes.
«Mon maître la décacheta vivement. À ce moment, je passai derrière lui. J’aperçus au bas de la lettre une large signature et un paraphe compliqué qui me parut être celui de quelque notaire.
«Il lut deux fois cette épître avec la plus grande attention, puis se leva lentement et se dirigea vers la porte.
«Lorsqu’il se rencontra avec moi, son regard se fixa sur le mien avec une certaine indécision. Il semblait avoir envie de m’adresser la parole; mais il réfléchit sans doute qu’il valait mieux garder le silence, car il me tourna brusquement le dos et sortit.
«C’est alors que je me traînai jusqu’au mur du jardin pour remettre à Jean-Marie la lettre que je vous avais écrite le matin.
«Quand je revins de cette expédition qui avait duré plus d’une demi-heure, et qui avait achevé d’abattre toute l’énergie dont je m’étais armé, je rencontrai le vieux jardinier qui considérait l’ours Jacquot d’un air mélancolique.
«Je m’approchai doucement de lui. Il ne m’entendit pas venir.
– Pauvre bête! murmurait-il en tenant l’animal féroce par un petit anneau d’or qui était passé dans son oreille velue, tu vas être bien malheureux pendant trois jours!… le maître a défendu de te donner à manger jusqu’à ce qu’il revienne!
«- Comment! fis-je en mettant la main sur l’épaule du bonhomme, M. Bréhat-Kerguen s’est absenté?» «Le vieil idiot poussa un grand cri.
«- Jésus ma doué! hurla-t-il en se dégageant de mon étreinte, le maître qui m’a recommandé de ne pas vous le dire! ou bien, le bâton… le bâton!»
«Il s’enfuit en levant un bras vers le ciel, tandis qu’il portait l’autre à son épaule, comme s’il eût senti à l’avance le terrible châtiment qui lui était promis.
«La vérité m’apparut dans tout son jour. Cette lettre reçue le matin mandait mon maître à l’instant même, à Rennes, pour terminer, sans doute, les affaires de la succession.
«Il est parti précipitamment, pendant que je ne l’observais pas. Il a défendu qu’on me parle de son absence, de peur que, me voyant libre d’agir, je ne me livre à des recherches plus minutieuses et que je ne viole la défense qu’il m’a faite de sortir du château.
«Sa merveilleuse perspicacité lui a révélé qui je suis; je n’en puis plus douter.
«Mais alors pourquoi me ménage-t-il? pourquoi hésite-t-il à se débarrasser de moi, lui qui n’eût pas hésité à tuer cette malheureuse dont il avait fait sa femme, si la mort n’avait pris soin de rendre ce crime inutile?
«C’est ce qu’il m’est impossible de deviner.
«Un sourd grognement de Jacquot interrompit mes réflexions.
«L’ours se promenait dans la cage, le museau baissé vers la terre, le poil hérissé, il grognait d’un air affamé.
«Je me rappelai alors la révélation que le vieux jardinier venait de me faire involontairement. Le maître a défendu de donner à manger à Jacquot jusqu’à ce qu’il revienne.
«Est-ce donc qu’à son retour il lui préparerait un repas de sa façon? Cette conclusion ne me parut point rassurante, et je résolus de ne pas laisser Jacquot jeûner si longtemps.
«L’ours s’était dressé sur ses pattes de derrière et branlait sa grosse tête en me regardant avec de petits yeux qui n’avaient rien de tendre.