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Chapitre III Le comique de caractère.

I

Nous avons suivi le comique à travers plusieurs de ses tours et détours, cherchant comment il s’infiltre dans une forme, une attitude, un geste, une situation, une action, un mot. Avec l’analyse des caractères comiques, nous arrivons maintenant à la partie la plus importante de notre tâche. C’en serait d’ailleurs aussi la plus difficile, si nous avions cédé à la tentation de définir le risible sur quelques exemples frappants, et par conséquent grossiers: alors, à mesure que nous nous serions élevés vers les manifestations du comique les plus hautes, nous aurions vu les faits glisser entre les mailles trop larges de la définition qui voudrait les retenir. Mais nous avons suivi en réalité la méthode inverse: c’est du haut vers le bas que nous avons dirigé la lumière. Convaincu que le rire a une signification et une portée sociales, que le comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société, qu’il n’y a de comique enfin que l’homme, c’est l’homme, c’est le caractère que nous avons visé d’abord. La difficulté était bien plutôt alors d’expliquer comment il nous arrive de rire d’autre chose que d’un caractère, et par quels subtils phénomènes d’imprégnation, de combinaison ou de mélange le comique peut s’insinuer dans un simple mouvement, dans une situation impersonnelle, dans une phrase indépendante. Tel est le travail que nous avons fait jusqu’ici. Nous nous donnions le métal pur, et nos efforts ne tendaient qu’à reconstituer le minerai. Mais c’est le métal lui-même que nous allons étudier maintenant. Rien ne sera plus facile, car nous avons affaire cette fois à un élément simple. Regardons-le de près, et voyons comment il réagit à tout le reste.

Il y a des états d’âme, disions-nous, dont on s’émeut dès qu’on les connaît, des joies et des tristesses avec lesquelles on sympathise, des passions et des vices qui provoquent l’étonnement douloureux, ou la terreur, ou la pitié chez ceux qui les contemplent, enfin des sentiments qui se prolongent d’âme en âme par des résonances sentimentales. Tout cela intéresse l’essentiel de la vie. Tout cela est sérieux, parfois même tragique. Où la personne d’autrui cesse de nous émouvoir, là seulement peut commencer la comédie. Et elle commence avec ce qui-on pourrait appeler le raidissement contre la vie sociale. Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin sans se soucier de prendre contact avec les autres. Le rire est là pour corriger sa distraction et pour le tirer de son rêve. S’il est permis de comparer aux petites choses les grandes, nous rappellerons ici ce qui se passe à l’entrée de nos Écoles. Quand le candidat a franchi les redoutables épreuves de l’examen, il lui reste à en affronter d’autres, celles que ses camarades plus anciens lui préparent pour le former à la société nouvelle où il pénètre et, comme ils disent, pour lui assouplir le caractère. Toute petite société qui se forme au sein de la grande est portée ainsi, par un vague instinct, à inventer un mode de correction et d’assouplissement pour la raideur des habitudes contractées ailleurs et qu’il va falloir modifier. La société proprement dite ne procède pas autrement. Il faut que chacun de ses membres reste attentif à ce qui l’environne, se modèle sur l’entourage, évite enfin de s’enfermer dans son caractère ainsi que dans une tour d’ivoire. Et c’est pourquoi elle fait planer sur chacun, sinon la menace d’une correction, du moins la perspective d’une humiliation qui, pour être légère, n’en est pas moins redoutée. Telle doit être la fonction du rire. Toujours un peu humiliant pour celui qui en est l’objet, le rire est véritablement une espèce de brimade sociale.

De là le caractère équivoque du comique. Il n’appartient ni tout à fait à l’art, ni tout à fait à la vie. D’un côté les personnages de la vie réelle ne nous feraient pas rire si nous n’étions capables d’assister à leurs démarches comme à un spectacle que nous regardons du haut de notre loge; ils ne sont comiques à nos yeux que parce qu’ils nous donnent la comédie. Mais, d’autre part, même au théâtre, le plaisir de rire n’est pas un plaisir pur, je veux dire un plaisir exclusivement esthétique, absolument désintéressé. Il s’y mêle une arrière-pensée que la société a pour nous quand nous ne l’avons pas nous-mêmes. Il y entre l’intention inavouée d’humilier, et par là, il est vrai, de corriger tout au moins, extérieurement. C’est pourquoi la comédie est bien plus près de la vie réelle que le drame. Plus un drame a de grandeur, plus profonde est l’élaboration à laquelle le poète a dû soumettre la réalité pour en dégager le tragique à l’état pur. Au contraire, c’est dans ses formes intérieures seulement, c’est dans le vaudeville et la farce, que la comédie tranche sur le réel: plus elle s’élève, plus elle tend à se confondre avec la vie, et il y a des scènes de la vie réelle qui sont si voisines de la haute comédie que le théâtre pourrait se les approprier sans y changer un mot.

Il suit de là que les éléments du caractère comique seront les mêmes au théâtre et dans la vie. Quels sont-ils? Nous n’aurons pas de peine à les déduire.

On a souvent dit que les défauts légers de nos semblables sont ceux qui nous font rire. Je reconnais qu’il y a une large part de vérité dans cette opinion, et néanmoins je ne puis la croire tout à fait exacte. D’abord, en matière de défauts, la limite est malaisée à tracer entre le léger et le grave: peut-être n’est-ce pas parce qu’un défaut est léger qu’il nous fait rire, mais parce qu’il nous fait rire que nous le trouvons léger, rien ne désarme comme le rire. Mais on peut aller plus loin, et soutenir qu’il y a des défauts dont nous rions tout en les sachant graves: par exemple l’avarice d’Harpagon. Et enfin il faut bien s’avouer – quoiqu’il en coûte un peu de le dire – que nous ne rions pas seulement des défauts de nos semblables, mais aussi, quelquefois, de leurs qualités. Nous rions d’Alceste. On dira que ce n’est pas l’honnêteté d’Alceste qui est comique, mais la forme particulière que l’honnêteté prend chez lui et, en somme, un certain travers qui nous la gâte. Je le veux bien, mais il n’en est pas moins vrai que ce travers d’Alceste, dont nous rions, rend son honnêteté risible, et c’est là le point important. Concluons donc enfin que le comique n’est pas toujours l’indice d’un défaut, au sens moral du mot, et que si l’on tient à y voir un défaut, et un défaut léger, il faudra indiquer à quel signe précis se distingue ici le léger du grave.

La vérité est que le personnage comique peut, à la rigueur, être en règle avec la stricte morale. Il lui reste seulement à se mettre en règle avec la société. Le caractère d’Alceste est celui d’un parfait honnête homme. Mais il est insociable, et par là même comique. Un vice souple serait moins facile à ridiculiser qu’une vertu inflexible. C’est la raideur qui est suspecte à la société. C’est donc la raideur d’Alceste qui nous fait rire, quoique cette raideur soit ici honnêteté. Quiconque s’isole s’expose au ridicule, parce que le comique est fait, en grande partie, de cet isolement même. Ainsi s’explique que le comique soit si souvent relatif aux mœurs, aux idées – tranchons le mot, aux préjugés d’une société.

Toutefois, il faut bien reconnaître, à l’honneur de l’humanité, que l’idéal social et l’idéal moral ne diffèrent pas essentiellement. Nous pouvons donc admettre qu’en règle générale ce sont bien les défauts d’autrui qui nous font rire – quitte à ajouter, il est vrai, que ces défauts nous font rire en raison de leur insociabilité plutôt que de leur immoralité. Resterait alors à savoir quels sont les défauts qui peuvent devenir comiques, et dans quels cas nous les jugeons trop sérieux pour en rire.