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Mais à cette question nous avons déjà répondu implicitement. Le comique, disions-nous, s’adresse à l’intelligence pure; le rire est incompatible avec l’émotion. Peignez-moi un défaut aussi léger que vous voudrez: si vous me le présentez de manière à émouvoir ma sympathie, ou ma crainte, ou ma pitié, c’est fini, je ne puis plus en rire. Choisissez au contraire un vice profond et même, en général, odieux: vous pourrez le rendre comique si vous réussissez d’abord, par des artifices appropriés, à faire qu’il me laisse insensible. Je ne dis pas qu’alors le vice sera comique; je dis que dès lors il pourra le devenir. Il ne faut pas qu’il m’émeuve, voilà la seule condition réellement nécessaire, quoiqu’elle ne soit sûrement pas suffisante.

Mais comment le poète comique s’y prendra-t-il pour m’empêcher de m’émouvoir? La question est embarrassante. Pour la tirer au clair, il faudrait s’engager dans un ordre de recherches assez nouveau, analyser la sympathie artificielle que nous apportons au théâtre, déterminer dans quels cas nous acceptons, dans quels cas nous refusons de partager des joies et des souffrances imaginaires. Il y a un art de bercer notre sensibilité et de lui préparer des rêves, ainsi qu’à un sujet magnétisé. Et il y en a un aussi de décourager notre sympathie au moment précis où elle pourrait s’offrir, de telle manière que la situation, même sérieuse, ne soit pas prise au sérieux. Deux procédés paraissent dominer ce dernier art, que le poète comique applique plus ou moins inconsciemment. Le premier consiste à isoler, au milieu de l’âme du personnage, le sentiment qu’on lui prête, et à en faire pour ainsi dire un état parasite doué d’une existence indépendante. En général, un sentiment intense gagne de proche en proche tous les autres états d’âme et les teint de la coloration qui lui est propre: si l’on nous fait assister alors à cette imprégnation graduelle, nous finissons peu à peu par nous imprégner nous-mêmes d’une émotion correspondante. On pourrait dire – pour recourir à une autre image – qu’une émotion est dramatique, communicative, quand tous les harmoniques y sont donnés avec la note fondamentale. C’est parce que l’acteur vibre tout entier que le public pourra vibrer à son tour. Au contraire, dans l’émotion qui nous laisse indifférents et qui deviendra comique, il y a une raideur qui l’empêche d’entrer en relation avec le reste de l’âme où elle siège. Cette raideur pourra s’accuser, à un moment donné, par des mouvements de pantin et provoquer alors le rire, mais déjà auparavant elle contrariait notre sympathie: comment se mettre à l’unisson d’une âme qui n’est pas à l’unisson d’elle-même? Il y a dans l’Avare une scène qui côtoie le drame. C’est celle où l’emprunteur et l’usurier, qui ne s’étaient pas encore vus, se rencontrent face à face et se trouvent être le fils et le père. Nous serions véritablement ici dans le drame si l’avarice et le sentiment paternel, s’entrechoquant dans l’âme d’Harpagon, y amenaient une combinaison plus ou moins originale. Mais point du tout. L’entrevue n’a pas plutôt pris fin que le père a tout oublié. Rencontrant de nouveau son fils, il fait à peine allusion à cette scène si grave: «Et vous, mon fils, à qui j’ai la bonté de pardonner l’histoire de tantôt, etc.» L’avarice a donc passé à côté du reste sans y toucher, sans en être touchée, distraitement. Elle a beau s’installer dans l’âme, elle a beau être devenue maîtresse de la maison, elle n’en reste pas moins une étrangère. Tout autre serait une avarice de nature tragique. On la verrait attirer à elle, absorber, s’assimiler, en les transformant, les diverses puissances de l’être: sentiments et affections, désirs et aversions, vices et vertus, tout cela deviendrait une matière à laquelle l’avarice communiquerait un nouveau genre de vie. Telle est, semble-t-il, la première différence essentielle entre la haute comédie et le drame.

Il y en a une seconde, plus apparente, et qui dérive d’ailleurs de la première. Quand on nous peint un état d’âme avec l’intention de le rendre dramatique ou simplement de nous le faire prendre au sérieux, on l’achemine peu à peu vers des actions qui en donnent la mesure exacte. C’est ainsi que l’avare combinera tout en vue du gain, et que le faux dévot, en affectant de ne regarder que le ciel, manœuvrera le plus habilement possible sur la terre. La comédie n’exclut certes pas les combinaisons de ce genre; je n’en veux pour preuve que les machinations de Tartuffe. Mais c’est là ce que la comédie a de commun avec le drame, et pour s’en distinguer, pour nous empêcher de prendre au sérieux l’action sérieuse, pour nous préparer enfin à rire, elle use d’un moyen dont je donnerai ainsi la formule: au lieu de concentrer notre attention sur les actes, elle la dirige plutôt sur les gestes. J’entends ici par gestes les attitudes, les mouvements et même les discours par lesquels un état d’âme se manifeste sans but, sans profit, par le seul effet d’une espèce de démangeaison intérieure. Le geste ainsi défini diffère profondément de l’action. L’action est voulue, en tout cas consciente; le geste échappe, il est automatique. Dans l’action, c’est la personne tout entière qui donne; dans le geste, une partie isolée de la personne s’exprime, à l’insu ou tout au moins à l’écart de la personnalité totale. Enfin (et c’est ici le point essentiel), l’action est exactement proportionnée au sentiment qui l’inspire; il y a passage graduel de l’un à l’autre, de sorte que notre sympathie ou notre aversion peuvent se laisser glisser le long du fil qui va du sentiment à l’acte et s’intéresser progressivement. Mais le geste a quelque chose d’explosif, qui réveille notre sensibilité prête à se laisser bercer, et qui, en nous rappelant ainsi à nous-mêmes, nous empêche de prendre les choses au sérieux. Donc, dès que notre attention se portera sur le geste et non pas sur l’acte, nous serons dans la comédie. Le personnage de Tartuffe appartiendrait au drame par ses actions: c’est quand nous tenons plutôt compte de ses gestes que nous le trouvons comique. Rappelons-nous son entrée en scène: «Laurent, serrez ma haire avec ma discipline.» Il sait que Dorine l’entend, mais il parlerait de même, soyez-en convaincu, si elle n’y était pas. Il est si bien entré dans son rôle d’hypocrite qu’il le joue, pour ainsi dire, sincèrement. C’est par là, et par là seulement, qu’il pourra devenir comique. Sans cette sincérité matérielle, sans les attitudes et le langage qu’une longue pratique de l’hypocrisie a convertis chez lui en gestes naturels, Tartuffe serait simplement odieux, parce que nous ne penserions plus qu’à ce qu’il y a de voulu dans sa conduite. On comprend ainsi que l’action soit essentielle dans le drame, accessoire dans la comédie. À la comédie, nous sentons qu’on eût aussi bien pu choisir toute autre situation pour nous présenter le personnage: c’eût été encore le même homme, dans une situation différente. Nous n’avons pas cette impression à un drame. Ici personnages et situations sont soudés ensemble, ou, pour mieux dire, les événements font partie intégrante des personnes, de sorte que si le drame nous racontait une autre histoire, on aurait beau conserver aux acteurs les mêmes noms, c’est à d’autres personnes que nous aurions véritablement affaire.

En résumé, nous avons vu qu’un caractère Peut être bon ou mauvais, peu importe: s’il est insociable, il pourra devenir comique. Nous voyons maintenant que la gravité du cas n’importe pas davantage: grave ou léger, il pourra nous faire rire si l’on s’arrange pour que nous n’en soyons pas émus. Insociabilité du personnage, insensibilité du spectateur, voilà, en somme, les deux conditions essentielles. Il y en a une troisième, impliquée dans les deux autres, et que toutes nos analyses tendaient jusqu’ici à dégager.