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Le mot d’esprit se prêtera donc à une analyse dont nous pouvons donner maintenant, pour ainsi dire, la formule pharmaceutique. Voici cette formule. Prenez le mot, épaississez-le d’abord en scène jouée, cherchez ensuite la catégorie comique à laquelle cette scène appartiendrait: vous réduirez ainsi le mot d’esprit à ses plus simples éléments et vous aurez l’explication complète.

Appliquons cette méthode à un exemple classique. «J’ai mal à votre poitrine», écrivait Mme de Sévigné à sa fille malade. Voilà un mot d’esprit. Si notre théorie est exacte, il nous suffira d’appuyer sur le mot, de le grossir et de l’épaissir, pour le voir s’étaler en scène comique. Or nous trouvons précisément cette petite scène, toute faite, dans L’Amour médecin de Molière. Le faux médecin Clitandre, appelé pour donner ses soins à la fille de Sganarelle, se contente de tâter le pouls à Sganarelle lui-même, après quoi il conclut sans hésitation, en se fondant sur la sympathie qui doit exister entre le père et la fille: «Votre fille est bien malade!» Voilà donc le passage effectué du spirituel au comique. Il ne nous reste plus alors, pour compléter notre analyse, qu’à chercher ce qu’il y a de comique dans l’idée de porter un diagnostic sur l’enfant après auscultation du père ou de la mère. Mais nous savons qu’une des formes essentielles de la fantaisie comique consiste à nous représenter l’homme vivant comme une espèce de pantin articulé, et que souvent, pour nous déterminer à former cette image, on nous montre deux ou plusieurs personnes qui parlent et agissent comme si elles étaient reliées les unes aux autres par d’invisibles ficelles. N’est-ce pas cette idée qu’on nous suggère ici en nous amenant à matérialiser, pour ainsi dire, la sympathie que nous établissons entre la fille et son père?

On comprendra alors pourquoi les auteurs qui ont traité de l’esprit ont dû se borner à noter l’extraordinaire complexité des choses que ce terme désigne, sans réussir d’ordinaire à le définir. Il y a bien des façons d’être spirituel, presque autant qu’il y en a de ne l’être pas. Comment apercevoir ce qu’elles ont de commun entre elles, si l’on ne commence par déterminer la relation générale du spirituel au comique? Mais, une fois cette relation dégagée, tout s’éclaircit. Entre le comique et le spirituel on découvre alors le même rapport qu’entre une scène faite et la fugitive indication d’une scène à faire. Autant le comique peut prendre de formes, autant l’esprit aura de variétés correspondantes. C’est donc le comique, sous ses diverses formes, qu’il faut définir d’abord, en retrouvant (ce qui est déjà assez difficile) le fil qui conduit d’une forme à l’autre. Par là même on aura analysé l’esprit, qui apparaîtra alors comme n’étant que du comique volatilisé. Mais suivre la méthode inverse, chercher directement la formule de l’esprit, c’est aller à un échec certain. Que dirait-on du chimiste qui aurait les corps à discrétion dans son laboratoire, et qui prétendrait ne les étudier qu’à l’état de simples traces dans l’atmosphère?

Mais cette comparaison du spirituel et du comique nous indique en même temps la marche à suivre pour l’étude du comique de mots. D’un côté, en effet, nous voyons qu’il n’y a pas de différence essentielle entre un mot comique et un mot d’esprit, et d’autre part le mot d’esprit, quoique lié à une figure de langage, évoque l’image confuse ou nette d’une scène comique. Cela revient à dire que le comique du langage doit correspondre, point par point, au comique des actions et des situations et qu’il n’en est, si l’on peut s’exprimer ainsi, que la projection sur le plan des mots. Revenons donc au comique des actions et des situations. Considérons les principaux procédés par lesquels on l’obtient. Appliquons ces procédés au choix des mots et à la construction des phrases. Nous aurons ainsi les formes diverses du comique de mots et les variétés possibles de l’esprit.

I. – Se laisser aller, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, à dire ce qu’on ne voulait pas dire ou à faire ce qu’on ne voulait pas faire, voilà, nous le savons, une des grandes sources du comique. C’est pourquoi la distraction est essentiellement risible. C’est pourquoi aussi l’on rit de ce qu’il peut y avoir de raide, de tout fait, de mécanique enfin dans le geste, les attitudes et même les traits de la physionomie. Ce genre de raideur s’observe-t-il aussi dans le langage? Oui, sans doute, puisqu’il y a des formules toutes faites et des phrases stéréotypées. Un personnage qui s’exprimerait toujours dans ce style serait invariablement comique. Mais pour qu’une phrase isolée soit comique par elle-même, une fois détachée de celui qui la prononce, il ne suffit pas que ce soit une phrase toute faite, il faut encore qu’elle porte en elle un signe auquel nous reconnaissions, sans hésitation possible, qu’elle a été prononcée automatiquement. Et ceci ne peut guère arriver que lorsque la phrase renferme une absurdité manifeste, soit une erreur grossière, soit surtout une contradiction dans les termes. De là cette règle générale: On obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré.

«Ce sabre est le plus beau jour de ma vie», dit M. Prudhomme. Traduisez la phrase en anglais ou en allemand, elle deviendra simplement absurde, de comique qu’elle était en français. C’est que «le plus beau jour de ma vie» est une de ces fins de phrase toutes faites auxquelles notre oreille est habituée. Il suffit alors, pour la rendre comique, de mettre en pleine lumière l’automatisme de celui qui la prononce. C’est à quoi l’on arrive en y insérant une absurdité. L’absurdité n’est pas ici la source du comique. Elle n’est qu’un moyen très simple et très efficace de nous le révéler.

Nous n’avons cité qu’un mot de M. Prudhomme. Mais la plupart des mots qu’on lui attribue sont faits sur le même modèle. M. Prudhomme est l’homme des phrases toutes faites. Et comme il y a des phrases toutes faites dans toutes les langues, M. Prudhomme est généralement transposable, quoiqu’il soit rarement traduisible.

Quelquefois la phrase banale, sous le couvert de laquelle l’absurdité passe, est un peu plus difficile à apercevoir. «Je n’aime pas à travailler entre mes repas», a dit un paresseux. Le mot ne serait pas amusant, s’il n’y avait ce salutaire précepte d’hygiène: «Il ne faut pas manger entre ses repas.»

Quelquefois aussi l’effet se complique. Au lieu d’un seul moule de phrase banal, il y en a deux ou trois qui m’emboîtent l’un dans l’autre. Soit, par exemple, ce mot d’un personnage de Labiche: «Il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable.» On semble bien profiter ici de deux propositions qui nous sont familières: «C’est Dieu qui dispose de la vie des hommes», et: «C’est un crime, pour l’homme, que de tuer son semblable.» Mais les deux propositions sont combinées de manière à tromper notre oreille et à nous donner l’impression d’une de ces phrases qu’on répète et qu’on accepte machinalement. De là une somnolence de notre attention, que tout à coup l’absurdité réveille.

Ces exemples suffiront à faire comprendre comment une des formes les plus importantes du comique se projette et se simplifie sur le plan du langage. Passons à une forme moins générale.

II. – «Nous rions toutes les fois que notre attention est détournée sur le physique d’une personne, alors que le moral était en cause»: voilà une loi que nous avons posée dans la première partie de notre travail. Appliquons-la au langage. On pourrait dire que la plupart des mots présentent un sens physique et un sens moral, selon qu’on les prend au propre ou au figuré. Tout mot commence en effet par désigner un objet concret ou une action matérielle; mais peu à peu le sens du mot a pu se spiritualiser en relation abstraite ou en idée pure. Si donc notre loi se conserve ici, elle devra prendre la forme suivante: On obtient un effet comique quand on affecte d’entendre une expression au propre, alors qu’elle était employée au figuré. Ou encore: Dès que notre attention se concentre sur la matérialité d’une métaphore, l’idée exprimée devient comique.