II. – L’inversion. – Ce second procédé a tant d’analogie avec le premier que nous nous contenterons de le définir sans insister sur les applications. Imaginez certains personnages dans une certaine situation: vous obtiendrez une scène comique en faisant que la situation se retourne et que les rôles soient intervertis. De ce genre est la double scène de sauvetage dans Le Voyage de Monsieur Perrichon. Mais il n’est même pas nécessaire que les deux scènes symétriques soient jouées sous nos yeux. On peut ne nous en montrer qu’une, pourvu qu’on soit sûr que nous pensons à l’autre. C’est ainsi que nous rions du prévenu qui fait de la morale au juge, de l’enfant qui prétend donner des leçons à ses parents, enfin de ce qui vient se classer sous la rubrique du «monde renversé».
Souvent on nous présentera un personnage qui prépare les filets où il viendra lui-même se faire prendre. L’histoire du persécuteur victime de sa persécution, du dupeur dupé, fait le fond de bien des comédies. Nous la trouvons déjà dans l’ancienne farce. L’avocat Pathelin indique à son client un stratagème pour tromper le juge: le client usera du stratagème pour ne pas payer l’avocat. Une femme acariâtre exige de son mari qu’il fasse tous les travaux du ménage; elle en a consigné le détail sur un «rôlet». Qu’elle tombe maintenant au fond d’une cuve, son mari refusera de l’en tirer: «cela n’est pas sur son rôlet». La littérature moderne a exécuté bien d’autres variations sur le thème du voleur volé. Il s’agit toujours, au fond, d’une interversion de rôles, et d’une situation qui se retourne contre celui qui la crée.
Ici se vérifierait une loi dont nous avons déjà signalé plus d’une application. Quand une scène comique a été souvent reproduite, elle passe à l’état de «catégorie» ou de modèle. Elle devient amusante par elle-même, indépendamment des causes qui font qu’elle nous a amusés. Alors des scènes nouvelles, qui ne sont pas comiques en droit, pourront nous amuser en fait si elles ressemblent à celle-là par quelque côté. Elles évoqueront plus ou moins confusément dans notre esprit une image que nous savons drôle. Elles viendront se classer dans un genre où figure un type de comique officiellement reconnu. La scène du «voleur volé» est de cette espèce. Elle irradie sur une foule d’autres scènes le comique qu’elle renferme. Elle finit par rendre comique toute mésaventure qu’on s’est attirée par sa faute, quelle que soit la faute, quelle que soit la mésaventure, – que dis-je? une allusion à cette mésaventure, un mot qui la rappelle. «Tu l’as voulu, George Dandin», ce mot n’aurait rien d’amusant sans les résonances comiques qui le prolongent.
III. – Mais nous avons assez parlé de la répétition et de l’inversion. Nous arrivons à l’interférence des séries. C’est un effet comique dont il est difficile de dégager la formule, à cause de l’extraordinaire variété des formes sous lesquelles il se présente au théâtre. Voici peut-être comme il faudrait le définir: Une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps à deux séries d’événements absolument indépendantes, et qu’elle peut s’interpréter à la fois dans deux sens tout différents.
On pensera aussitôt au quiproquo. Et le quiproquo est bien en effet une situation qui présente en même temps deux sens différents, l’un simplement possible, celui que les acteurs lui prêtent, l’autre réel, celui que le public lui donne. Nous apercevons le sens réel de la situation, parce qu’on a eu soin de nous en montrer toutes les faces; mais les acteurs ne connaissent chacun que l’une d’elles: de là leur méprise, de là le jugement faux qu’ils portent sur ce qu’on fait autour d’eux comme aussi sur ce qu’ils font eux-mêmes. Nous allons de ce jugement faux au jugement vrai; nous oscillons entre le sens possible et le sens réel; et c’est ce balancement de notre esprit entre deux interprétations opposées qui apparaît d’abord dans l’amusement que le quiproquo nous donne. On comprend que certains philosophes aient été surtout frappés de ce balancement, et que quelques-uns aient vu l’essence même du comique dans un choc, ou dans une superposition, de deux jugements qui se contredisent. Mais leur définition est loin de convenir à tous les cas; et, là même où elle convient, elle ne définit pas le principe du comique, mais seulement une de ses conséquences plus ou moins lointaines. Il est aisé de voir, en effet, que le quiproquo théâtral n’est que le cas particulier d’un phénomène plus général, l’interférence des séries indépendantes, et que d’ailleurs le quiproquo n’est pas risible par lui-même, mais seulement comme signe d’une interférence de séries.
Dans le quiproquo, en effet, chacun des personnages est inséré dans une série d’événements qui le concernent, dont il a la représentation exacte, et sur lesquels il règle ses paroles et ses actes. Chacune des séries intéressant chacun des personnages se développe d’une manière indépendante; mais elles se sont rencontrées à un certain moment dans des conditions telles que les actes et les paroles qui font partie de l’une d’elles pussent aussi bien convenir à l’autre. De là la méprise des personnages, de là l’équivoque; mais cette équivoque n’est pas comique par elle-même; elle ne l’est que parce qu’elle manifeste la coïncidence des deux séries indépendantes. La preuve en est que l’auteur doit constamment s’ingénier à ramener notre attention sur ce double fait, l’indépendance et la coïncidence. Il y arrive d’ordinaire en renouvelant sans cesse la fausse menace d’une dissociation entre les deux séries qui coïncident. À chaque instant tout va craquer, et tout se raccommode: c’est ce jeu qui fait rire, bien plus que le va-et-vient de notre esprit entre deux affirmations contradictoires. Et il nous fait rire parce qu’il rend manifeste à nos yeux l’interférence de deux séries indépendantes, source véritable de l’effet comique.
Aussi le quiproquo ne peut-il être qu’un cas particulier. C’est un des moyens (le plus artificiel peut-être) de rendre sensible l’interférence des séries; mais ce n’est pas le seul. Au lieu de deux séries contemporaines, on pourrait aussi bien prendre une série d’événements anciens et une autre actuelle: si les deux séries arrivent à interférer dans notre imagination, il n’y aura plus quiproquo, et pourtant le même effet comique continuera à se produire. Pensez à la captivité de Bonivard dans le château de Chillon: voilà une première série de faits. Représentez-vous ensuite Tartarin voyageant en Suisse, arrêté, emprisonné: seconde série, indépendante de la première. Faites maintenant que Tartarin soit rivé à la propre chaîne de Bonivard et que les deux histoires paraissent un instant coïncider, vous aurez une scène très amusante, une des plus amusantes que la fantaisie de Daudet ait tracées. Beaucoup d’incidents du genre héroï-comique se décomposeraient ainsi. La transposition, généralement comique, de l’ancien en moderne s’inspire de la même idée.
Labiche a usé du procédé sous toutes ses formes. Tantôt il commence par constituer les séries indépendantes et s’amuse ensuite à les faire interférer entre elles: il prendra un groupe fermé, une noce par exemple, et le fera tomber dans des milieux tout à fait étrangers où certaines coïncidences, lui permettront de s’intercaler momentanément. Tantôt il conservera à travers la pièce un seul et même système de personnages, mais il fera que quelques-uns de ces personnages aient quelque chose à dissimuler, soient obligés de s’entendre entre eux, jouent enfin une petite comédie au milieu de la grande: à chaque instant l’une des deux comédies va déranger l’autre, puis les choses s’arrangent et la coïncidence des deux séries se rétablit. Tantôt enfin c’est une série d’événements tout idéale qu’il intercalera dans la série réelle, par exemple un passé qu’on voudrait cacher, et qui fait sans cesse irruption dans le présent, et qu’on arrive chaque fois à réconcilier avec les situations qu’il semblait devoir bouleverser. Mais toujours nous retrouvons les deux séries indépendantes, et toujours la coïncidence partielle.