«Voyez!» lui dit-elle.
Mme Ducornet eut à peine jeté les yeux sur l'enfant qu'elle s'écria toute saisie:
«Ah! c'est plus qu'étrange!
– Voyez, Frédéric!» reprit Mme Thillard en tournant l'enfant du côté du vieillard.
Celui-ci considéra l'enfant à son tour et parut n'avoir point d'yeux assez grands pour le voir.
«Vous avez raison, madame,» dit-il d'une voix altérée, c'est vraiment miraculeux!»
Pendant ce temps, la paysanne, qui prenait pour du ravissement l'effet que causait son nourrisson, s'approchait et disait:
«Je puis bien dire qu'il est aussi mignon que gentil et qu'il n'a pas été difficile à élever. Sauf ces derniers temps, ç'a toujours été un modèle de douceur. Je réponds bien qu'il ne criera plus, le mignon chéri, à cette heure qu'il sera avec sa maman…»
Mme Thillard, sa mère, Frédéric, avaient toujours les yeux sur l'enfant.
«C'est étrange!» répétaient-ils tour à tour.
Clément commençait à s'impatienter de son supplice. Il montait insensiblement à ce degré de colère où, dominé par sa propre violence, on devient incapable de garder des ménagements. Croisant les bras;
«Après tout, madame, fit-il d'une voix qui présageait un orage intérieur, que voyez-vous donc là de si étrange?»
Mme Thillard remettait l'enfant sur les genoux de la mère.
Elle se tourna vers Clément.
«Vous avez connu mon mari, monsieur, dit-elle d'un air pénétré, et vous vous étonnez de ma surprise!
– Eh bien, quoi! madame, repartit Clément, parce que mon fils ressemble vaguement à feu votre mari…!
– C'est à s'y méprendre, fit bien bas Mme Thillard.
– Que voulez-vous que j'y fasse, madame?» dit aussitôt Clément d'un ton de plus en plus brutal.
Mme Thillard, par égard pour Rosalie, ne voulut prendre garde ni à ces manières, ni à ce langage.
«Comment! monsieur, dit-elle de l'accent le plus affectueux, vous ne voulez pas même que je m'étonne d'une ressemblance aussi extraordinaire?
– C'est qu'en vérité, madame, dit Clément toujours de même, votre étonnement a quelque chose de si injurieux pour moi!
– Mais non, monsieur, je vous assure que vous vous trompez.
– Cependant, madame, dit encore Clément, que la politesse de Mme Thillard achevait d'exaspérer, n'est-ce pas, en quelque sorte, mettre en doute l'honneur de ma femme?
– Ah! monsieur,» fit Mme Thillard en devenant rouge.
Rosalie semblait sur le point de rendre l'âme. D'une voix éteinte, avec l'accent de la prière:
«Clément!» fit elle en joignant les mains.
Un calme sinistre suivit cette scène. Impatientes de se soustraire à ce qu'il avait de pénible, choquées, d'ailleurs, de l'inconvenante conduite de leur hôte, et peut-être aussi travaillées du désir de la commenter, la mère et la fille, puis, coup sur coup, les diverses autres personnes présentes s'en allèrent. À sa demande, Rosalie, avec son enfant, fut traînée dans sa chambre par la vieille sourde, aidée de la nourrice. Destroy et Clément restèrent seuls. Une rage sourde contractait horriblement les traits de ce dernier. La tête dans les épaules, le front penché, les mains plongées convulsivement dans ses poches, il mesurait la pièce de long en large.
«Tu ne peux nier, dit tout à coup Max à mi-voix, qu'il n'y ait en tout cela quelque chose de prodigieux…»
Clément s'arrêta brusquement devant Destroy.
«Vous êtes étonnants, vous autres gens de génie! s'écria-t-il d'un air de haute impudence. Il faut tout vous dire. Je ne puis cacher aucune de mes hontes. Je dois aussi confesser publiquement que ma femme a été la maîtresse de Thillard…»
À moins que de cela, Max ne concevait pas, en effet, qu'il fût possible d'expliquer la conformité singulière du visage de l'enfant avec celui de l'agent de change. Aussi, quand Mme Thillard, qu'il alla voir le lendemain, anéantit cette explication rationnelle en lui faisant remarquer que le fils de Clément devait être né au moins quinze ou dix-huit mois après la mort de son mari, s'obstina-t-il à croire que son amie, malgré une excellente mémoire, faisait confusion de dates.
XIII. Mort de Rosalie.
Dès lors, Clément consigna rigoureusement les visiteurs à sa porte; hormis Destroy et le médecin, personne ne pénétra plus chez lui. En dépit de cette résolution, il vivait dans des transes perpétuelles; poursuivi d'une méfiance outrée, il était incessamment sur le qui-vive, ce qui lui donnait l'air d'un maniaque. La présence de l'enfant dans la maison n'était, entre le mari et la femme, qu'un élément nouveau de discorde et de douleurs. Stupidement sérieux, apathique, il ne voulait toutefois pas se séparer de Rosalie, bien qu'il fût insensible à sa tendresse. Elle le couvrait de baisers, l'étreignait avec amour, essayait de le faire sourire, de l'animer; mais toujours en vain. Dès qu'elle le voyait, en réponse à ces tendres provocations, la regarder de son air impassible, dénué d'intelligence, elle ne manquait pas de porter la main à ses yeux en signe de terreur et de désespoir. Ce qui ajoutait à ses tortures, c'était d'observer chez ce fils une aversion à chaque instant plus profonde pour Clément. Celui-ci n'avançait pas plutôt les bras pour le saisir, que le petit s'agitait comme un forcené et jetait des cris perçants; si bien que le père, dont les lèvres souriait d'abord, s'irritait graduellement et parvenait à une exaspération sauvage qui faisait craindre qu'il n'étouffât son fils au lieu de l'embrasser. Rosalie avait alors des crises terribles: ce n'était point assez qu'elle fondît en larmes et suffoquât de sanglots, elle tombait en proie à d'effrayantes convulsions. Sous l'influence de ces secousses continuelles, elle mourait un peu tous les jours. Clément, lui, desséchait d'angoisses; sa fièvre de surveiller sa femme mourante rappelait toujours mieux celle d'un espion passionné. Il sollicitait fréquemment des congés pour la garder lui-même à vue, surtout quand il appréhendait qu'elle n'eût des spasmes et le délire. Il ne lui suffisait plus de la priver impitoyablement de la consolation des visites, il commençait même à marquer de l'ombrage des assiduités de Destroy; ce qu'il laissait voir parfois si grossièrement, que Max eût déjà rompu définitivement avec lui, n'eussent été les pleurs et les prières de Rosalie.
Celle-ci connut enfin cette tranquillité morne qui précède quelquefois la mort. Après être resté des semaines entières sans dormir, elle eut des sommeils profonds, presque léthargiques. Clément, déjà moins soupçonneux, se relâcha sensiblement dans son espionnage et cessa d'avoir autant peur de la laisser seule avec Destroy.
Une après-dînée, Max, étant venu à une heure où Clément travaillait encore à son bureau, trouva Rosalie dans un état inquiétant. Elle avait les yeux hagards, les traits bouleversés; ses gestes convulsifs accusaient des souffrances intolérables; par intervalles, elle portait la main à sa poitrine et disait: