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Chapitre CXXXV Où l’on redescend sur la terre

M. le duc de Richelieu était dans la chambre à coucher de son hôtel de Versailles, où il prenait son chocolat à la vanille, en compagnie de M. Rafté, lequel lui demandait ses comptes.

Le duc, fort occupé de son visage, qu’il regardait de loin dans une glace, ne prêtait qu’une fort médiocre attention aux calculs plus ou moins exacts de M. son secrétaire.

Tout à coup, un certain bruit de souliers craquant dans l’antichambre annonça une visite, et le duc expédia promptement le reste de son chocolat en regardant avec inquiétude du côté de la porte.

Il y avait des heures où M. de Richelieu, comme les vieilles coquettes, n’aimait pas à recevoir tout le monde.

Le valet de chambre annonça M. de Taverney.

Le duc allait sans doute répondre par quelque échappatoire, qui eut remis à un autre jour, ou du moins à une autre heure la visite de son ami; mais, aussitôt la porte ouverte, le pétulant vieillard se précipita dans la chambre, tendit, en passant, un bout de doigt au maréchal et courut s’ensevelir dans une immense bergère qui gémit sous le choc bien plus que sous le poids.

Richelieu vit passer son ami, pareil à un de ces hommes fantastiques à l’existence desquels Hoffmann nous a fait croire depuis. Il entendit le craquement de la bergère, il entendit un soupir énorme et, se retournant vers son hôte:

– Eh! baron, dit-il, qu’y a-t-il donc de nouveau? Tu me sembles triste comme la mort.

– Triste, dit Taverney, triste!

– Pardieu! ce n’est pas un soupir de joie que tu as poussé là, ce me semble.

Le baron regarda le maréchal d’un air qui voulait dire que, tant que Rafté serait là, on n’aurait pas l’explication de ce soupir.

Rafté comprit sans avoir la peine de se retourner; car lui aussi, comme son maître, regardait parfois dans les glaces.

Ayant compris, il se retira donc discrètement.

Le baron le suivit des yeux, et, comme la porte se refermait derrière lui:

– Ne dis pas triste, duc, fit le baron; dis inquiet, et inquiet mortellement.

– Bah!

– En vérité, s’écria Taverney en joignant les mains, je te conseille de faire l’étonné. Voilà près d’un grand mois que tu me promènes avec des mots vagues, tels que ceux-ci: «Je n’ai pas vu le roi»; ou bien encore: «Le roi ne m’a pas vu» ou bien: «Le roi me boude.» Cordieu! duc, ce n’est pas ainsi qu’on répond à un vieil ami. Un mois, comprends donc! mais c’est l’éternité.

Richelieu haussa les épaules.

– Que diable veux-tu que je dise, baron? répliqua-t-il.

– Eh! la vérité.

– Mordieu! je te l’ai dite, la vérité; mordieu! je te la corne aux oreilles, la vérité; seulement, tu ne veux pas la croire, voilà tout.

– Comment, toi, un duc et pair, un maréchal de France, un gentilhomme de la chambre, tu veux me faire accroire que tu ne vois pas le roi, toi qui vas tous les matins au lever? Allons donc!

– Je te l’ai dit et je te le répète, cela n’est pas croyable, mais c’est ainsi; depuis trois semaines, je vais tous les jours au lever, moi duc et pair, moi maréchal de France, moi gentilhomme de la chambre!

– Et le roi ne te parle pas, interrompit Taverney, et tu ne parles pas au roi? Et tu veux me faire avaler une pareille bourde?

– Eh! baron, mon cher, tu deviens impertinent; tendre ami, tu me démens, en vérité, comme si nous avions quarante ans de moins et le coup de pointe facile.

– Mais c’est à enrager, duc.

– Ah! cela, c’est autre chose; enrage, mon cher; j’enrage bien, moi.

– Tu enrages?

– Il y a de quoi. Puisque je te dis que, depuis ce jour, le roi ne m’a pas regardé! Puisque je te dis que Sa Majesté m’a constamment tourné le dos! Puisque, chaque fois que j’ai cru devoir lui sourire agréablement, le roi m’a répondu par une affreuse grimace! Puisque enfin je suis las d’aller me faire bafouer à Versailles! Voyons, que veux-tu que j’y fasse?

Taverney se mordait cruellement les ongles pendant cette réplique du maréchal.

– Je n’y comprends rien, dit-il enfin.

– Ni moi, baron.

– En vérité, c’est à croire que le roi s’amuse de tes inquiétudes; car enfin…

– Oui, c’est ce que je me dis, baron. Enfin!…

– Voyons, duc, il s’agit de nous sortir de cet embarras; il s’agit de tenter quelque adroite démarche par laquelle tout s’explique.

– Baron, baron, reprit Richelieu, il y a du danger à provoquer les explications des rois.

– Tu penses?

– Oui. Veux-tu que je te dise?

– Parle.

– Eh bien, je me défie de quelque chose.

– Et de quoi? demanda le baron fièrement.

– Ah! voilà que tu te fâches.

– Il y a de quoi, ce me semble.

– Alors, n’en parlons plus.

– Au contraire, parlons-en; mais explique-toi.

– Tu as le diable au corps avec tes explications; en vérité, c’est une monomanie. Prends-y garde.

– Je te trouve charmant, duc; tu vois tous nos plans arrêtés, tu vois une stagnation inexplicable dans la marche de mes affaires, et tu me conseilles d’attendre!

– Quelle stagnation? Voyons.

– D’abord, tiens.

– Une lettre?

– Oui, de mon fils.

– Ah! le colonel.

– Beau colonel!

– Bon! qu’y a-t-il encore par là?

– Il y a que, depuis près d’un mois aussi, Philippe attend à Reims la nomination que le roi lui a promise, que cette nomination n’arrive pas, et que le régiment va partir dans deux jours.

– Diable! le régiment part?

– Oui, pour Strasbourg. De sorte que, si dans deux jours Philippe n’a pas reçu ce brevet…

– Eh bien?

– Dans deux jours, Philippe sera ici.

– Oui, je comprends, on l’a oublié, le pauvre garçon: c’est là l’ordinaire dans les bureaux organisés comme ceux du nouveau ministère. Ah! si j’eusse été ministre, le brevet serait parti!

– Hum! reprit Taverney.