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Balsamo se regarda lui-même un instant sans pouvoir se reconnaître; puis il plongea résolument ses yeux dans les yeux du personnage étrange que reflétait le miroir.

– Oui, Fritz, oui, dit-il, tu as raison.

Puis, remarquant l’air inquiet du fidèle serviteur:

– Mais pourquoi m’appelais-tu donc? lui demanda-t-il.

– Oh! maître, pour eux.

– Eux?

– Oui.

– Eux, qui cela?

– Excellence, murmura Fritz en approchant sa bouche de l’oreille de Balsamo, eux, les cinq maîtres.

Balsamo tressaillit.

– Tous? demanda-t-il.

– Oui, tous.

– Et ils sont là?

– Là.

– Seuls?

– Non; avec chacun un serviteur armé qui attend dans la cour.

– Ils sont venus ensemble?

– Ensemble, oui, maître; et ils s’impatientent; voilà pourquoi j’ai sonné tant de fois et si fort.

Balsamo, sans même cacher sous un pli de son jabot de dentelles la tache de sang, sans chercher à réparer le désordre de sa toilette, Balsamo se mit en marche et commença de descendre l’escalier après avoir demandé à Fritz si ses hôtes étaient installés dans le salon ou dans le grand cabinet.

– Dans le salon, Excellence, répondit Fritz en suivant son maître.

Puis, au bas de l’escalier, se hasardant à arrêter Balsamo:

– Votre Excellence a-t-elle des ordres à me donner? dit-il.

– Aucun ordre, Fritz.

– Votre Excellence…, continua Fritz en balbutiant.

– Et bien? demanda Balsamo avec une douceur infinie.

– Votre Excellence se rend-elle près d’eux sans armes?

– Sans armes, oui.

– Même sans votre épée?

– Et pourquoi prendrais-je mon épée, Fritz?

– Mais je ne sais, dit le fidèle serviteur en baissant les yeux; je pensais, je croyais, j’avais peur…

– C’est bien, retirez-vous, Fritz.

Fritz fit quelques pas pour obéir et revint.

– N’avez-vous pas entendu? demanda Balsamo.

– Excellence, je voulais vous dire que vos pistolets à deux coups sont dans le coffret d’ébène, sur le guéridon doré.

– Allez, vous dis-je, répondit Balsamo.

Et il entra dans le salon.

Chapitre CXXXIII Le jugement

Fritz avait bien raison, les hôtes de Balsamo n’étaient pas entrés rue Saint-Claude avec un appareil pacifique, pas plus qu’avec un extérieur bienveillant.

Cinq hommes à cheval escortaient la voiture de voyage dans laquelle les maîtres étaient venus; cinq hommes de mine altière et sombre, armés jusqu’aux dents, avaient refermé la porte de la rue et la gardaient, tout en paraissant attendre leurs maîtres.

Un cocher, deux laquais, sur le siège de ce carrosse, tenaient sous leur manteau des couteaux de chasse et des mousquetons. C’était bien plutôt pour une expédition que pour une visite que tout ce monde était venu rue Saint Claude.

Aussi cette invasion nocturne de gens terribles que Fritz avait reconnus, cette prise d’assaut de l’hôtel avait-elle imposé tout d’abord à l’Allemand une terreur indicible. Il avait essayé de refuser l’entrée à tout le monde, lorsqu’il avait vu par le guichet l’escorte et deviné les armes; mais ces signes tout-puissants, irrésistible témoignage du droit des arrivants, ne lui avaient plus permis de contester. À peine maîtres de la place, les étrangers s’étaient postés, comme d’habiles capitaines, à chaque issue de la maison, sans prendre la peine de dissimuler leurs intentions malveillantes.

Les prétendus valets dans la cour et dans les passages, les prétendus maîtres dans le salon, ne présageaient rien de bon à Fritz: voilà pourquoi il avait brisé la sonnette.

Balsamo, sans s’étonner, sans se préparer, entra dans le salon, que Fritz, pour faire honneur comme il le devait à tout visiteur, avait éclairé convenablement.

Il vit assis sur des fauteuils les cinq visiteurs dont pas un ne se leva quand il parut.

Lui, le maître du logis, les ayant vus tous, les salua civilement.

Ce fut alors seulement qu’ils se levèrent et lui rendirent gravement son salut.

Il prit un fauteuil en face des leurs, sans remarquer ou sans paraître remarquer l’étrange ordonnance de cette assistance. En effet, les cinq fauteuils formaient un hémicycle pareil à ceux des tribunaux antiques, avec un président dominant deux assesseurs, et son fauteuil à lui, Balsamo, établi en face de celui du président, occupant la place qu’on donne à l’accusé dans les conciles ou les prétoires.

Balsamo ne prit pas le premier la parole, comme il l’eût fait en toute autre circonstance; il regardait sans bien voir, toujours par suite de cette douloureuse somnolence qui lui était restée après le choc.

– Tu nous as compris, à ce qu’il paraît, frère, dit le président, ou plutôt celui qui occupait le fauteuil du milieu. Tu as cependant bien tardé à venir, et nous délibérions déjà pour savoir si l’on enverrait à ta recherche.

– Je ne vous comprends pas, répondit simplement Balsamo.

– Ce n’est pas ce que j’avais cru en te voyant prendre vis-à-vis de nous la place et l’attitude de l’accusé.

– De l’accusé? balbutia vaguement Balsamo.

Et il haussa les épaules.

– Je ne comprends pas, dit-il.

– Nous allons te faire comprendre, et cela ne sera pas difficile, si j’en crois ton front pâle, tes yeux éteints, ta voix qui tremble… On dirait que tu n’entends pas.

– Si fait, j’entends, répondit Balsamo en secouant la tête comme pour en faire tomber des pensées qui l’obsédaient.

– Te souvient-il, frère, continua le président, que, dans ses dernières communications, le comité supérieur t’ait donné avis d’une trahison méditée par un des grands appuis de l’ordre?

– Peut-être… oui… je ne dis pas non.

– Tu réponds comme il convient à une conscience tumultueuse et troublée; mais remets-toi… ne te laisse point abattre; réponds avec la clarté, la précision que te commande une position terrible; réponds-moi d’après cette certitude que tu peux nous convaincre, car nous n’apportons ici ni préventions ni haine; nous sommes la loi: elle ne parle qu’après que le juge a écouté.