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– Monsieur prend le frais? dit-il en se rapprochant par un mouvement brusque.

Le vieillard leva la tête.

– Eh! s’écria le jeune homme, c’est mon illustre maître.

– Et vous êtes mon jeune praticien, dit le vieillard.

– Voulez-vous me permettre de m’asseoir à vos côtés?

– Très volontiers, monsieur.

Et le vieillard fit place au nouveau venu.

– Il paraît que le roi va mieux, dit le jeune homme. On se réjouit.

Et il poussa un nouvel éclat de rire.

Le vieillard ne répondit pas.

– Toute la journée, continua le jeune homme, les carrosses ont roulé de Paris à Rueil et de Rueil à Versailles… La comtesse du Barry va épouser le roi sitôt qu’il sera rétabli.

Et il termina sa phrase par un éclat de rire plus bruyant que le premier.

Le vieillard ne répondit pas encore cette fois.

– Pardonnez-moi si je ris de la sorte, continua le jeune homme avec un mouvement plein d’irritation nerveuse; c’est qu’un bon Français, voyez vous, aime son roi, et mon roi se porte mieux.

– Ne plaisantez pas ainsi sur ce sujet, monsieur, dit doucement le vieillard; c’est toujours un malheur pour quelqu’un que la mort d’un homme, c’est souvent pour tous un grand malheur que la mort d’un roi.

– Même la mort de Louis XV? interrompit le jeune homme avec ironie. Oh! mon cher maître, vous! un si puissant philosophe, vous soutenez une thèse pareille!… Oh! je connais l’énergie et l’habileté de vos paradoxes, mais je ne vous fais pas grâce de celui-là…

Le vieillard secoua la tête.

– Et, d’ailleurs, ajouta le jeune homme, pourquoi penser à la mort du roi? Qui en parle? Le roi a la petite vérole, nous savons tous ce que c’est; il a près de lui Bordeu et La Martinière, qui sont d’habiles gens… Je parie bien que Louis le Bien-Aimé en réchappera, mon cher maître; seulement, cette fois, le peuple français ne s’étouffe pas dans les églises à faire des neuvaines comme du temps de la première maladie… Écoutez donc, tout s’use.

– Silence! dit le vieillard en tressaillant, silence! car, je vous le dis, vous parlez d’un homme sur qui Dieu étend son doigt en ce moment…

Le jeune homme, surpris de ce langage étrange, regarda de côté son interlocuteur, dont les yeux ne quittaient pas la façade du château.

– Vous savez donc des nouvelles plus positives? demanda-t-il.

– Regardez, dit le vieillard en montrant du doigt une des fenêtres du palais; que voyez-vous là-bas?

– Une fenêtre éclairée… Est-ce cela?

– Oui… mais comment éclairée?

– Par une bougie placée dans une petite lanterne.

– Précisément.

– Eh bien?

– Eh bien, jeune homme, savez-vous ce que représente la flamme de cette bougie?

– Non, monsieur.

– Elle représente la vie du roi.

Le jeune homme regarda plus fixement le vieillard, comme pour s’assurer qu’il jouissait de toute sa raison.

– Un de mes amis, M. de Jussieu, continua le vieillard, a placé là cette bougie, qui brûlera tant que le roi vivra.

– C’est un signal, alors?

– Un signal que le successeur de Louis XV couve des yeux là-bas, derrière quelque rideau. Ce signal, qui avertit les ambitieux du moment où commencera leur règne, avertit un pauvre philosophe comme moi du moment où Dieu souffle sur un siècle et sur une existence.

Le jeune homme tressaillit à son tour et se rapprocha sur le banc de son interlocuteur.

– Oh! dit le vieillard, regardez bien cette nuit, jeune homme; voyez ce qu’elle renferme de nuages et de tempêtes… L’aurore qui lui succédera, je la verrai sans doute, car je ne suis pas assez vieux pour ne pas voir le jour de demain. Mais un règne va peut-être commencer, que vous verrez jusqu’à la fin, vous, et qui renferme, comme cette nuit… des mystères que, moi, je ne verrai pas… Il n’est donc pas sans intérêt pour mon regard, le feu de cette bougie tremblotante dont je viens de vous expliquer le sens.

– C’est vrai, murmura le jeune homme, c’est vrai, mon maître.

– Louis XIV, continua le vieillard, a régné soixante-treize ans; combien Louis XV régnera-t-il?

– Ah! s’écria le jeune homme en montrant du doigt la fenêtre qui venait tout à coup de s’ensevelir dans l’obscurité.

– Le roi est mort! dit le vieillard en se levant avec une sorte d’effroi.

Et tous deux gardèrent le silence pendant quelques minutes.

Tout à coup, un carrosse attelé de huit chevaux partit au galop de la cour du palais. Deux piqueurs le précédaient, tenant chacun une torche à la main. Dans le carrosse étaient le dauphin, Marie-Antoinette et Madame Elisabeth, sœur du roi. La lumière des flambeaux éclairait sinistrement leurs visages pâles. Le carrosse vint passer près des deux hommes, à dix pas du banc.

– Vive le roi Louis XVI! Vive la reine! cria le jeune homme d’une voix stridente, comme s’il insultait cette majesté nouvelle au lieu de la saluer.

Le dauphin salua; la reine montra son visage triste et sévère. Le carrosse disparut.

– Mon cher monsieur Rousseau, dit alors le jeune homme, voilà madame du Barry veuve.

– Demain, elle sera exilée, dit le vieillard. Adieu, monsieur Marat…

Fin.

1846 – 1848