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Pendant que Philippe rêvait ainsi, sans doute on rêvait, on riait, on espérait à cent pas de lui. Il avait la perception insensible de ce mouvement, et plus d’une fois il lui avait semblé entendre la rame des canots qui amenaient au rivage ou qui reconduisaient à bord des passagers, les uns blasés sur le plaisir de cette journée, les autres avides d’en jouir à leur tour.

Mais sa méditation n’avait pas été troublée encore, soit que l’entrée de la grotte eût échappé aux uns, soit que les autres, l’ayant vue, eussent dédaigné d’y entrer.

Tout à coup, une ombre timide, indécise, s’interposa entre le jour et la caverne, sur le seuil même… Philippe vit quelqu’un marcher, les mains en avant, la tête baissée, du côté de l’eau murmurante. Cette personne se heurta même une fois aux rochers, son pied ayant glissé sur des herbes.

Alors Philippe se leva et vint tendre la main à cette personne pour l’aider à reprendre le bon chemin. Dans ce mouvement de courtoisie, ses doigts rencontrèrent la main du voyageur dans les ténèbres.

– Par ici, dit-il avec affabilité; monsieur, l’eau est par ici.

Au son de cette voix, l’inconnu leva précipitamment la tête, et s’apprêtait à répondre, montrant à découvert son visage dans la pénombre azurée de la grotte.

Mais Philippe, poussant tout à coup un cri d’horreur, fit un bond en arrière.

L’inconnu, de son côté, jeta un cri d’effroi et recula.

– Gilbert!

– Philippe!

Ces deux mots éclatèrent en même temps, comme un tonnerre souterrain.

Puis on n’entendit plus que le bruit d’une sorte de lutte. Philippe avait serré de ses deux mains le cou de son ennemi, et l’attirait au fond de la caverne.

Gilbert se laissait traîner sans proférer une seule plainte. Adossé aux roches de l’enceinte, il ne pouvait plus reculer.

– Misérable! je te tiens, enfin!… rugit Philippe. Dieu te livre à moi… Dieu est juste!

Gilbert était livide et ne faisait pas un geste; il laissa tomber ses deux bras à ses côtés.

– Oh! lâche et scélérat! dit Philippe; il n’a pas même l’instinct de la bête féroce qui se défend.

Mais Gilbert répondit d’une voix pleine de douceur:

– Me défendre! Pourquoi?

– C’est vrai, tu sais bien que tu es en mon pouvoir, tu sais bien que tu as mérité le plus horrible châtiment. Tous tes crimes sont avérés. Tu as avili une femme par la honte et tu l’as tuée par l’inhumanité. C’était peu pour toi de souiller une vierge, tu as voulu assassiner une mère!

Gilbert ne répondit rien. Philippe, qui s’enivrait insensiblement au feu de sa propre colère, porta de nouveau sur Gilbert des mains furieuses. Le jeune homme ne résista point.

– Tu n’es donc pas un homme? dit Philippe en le secouant avec rage, tu n’en as donc que le visage?… Quoi! pas même de résistance!… Mais je t’étrangle, tu vois bien, résiste donc! défends-toi donc… lâche! lâche! assassin!

Gilbert sentit les doigts acérés de son ennemi pénétrer dans sa gorge; il se redressa, se roidit et, vigoureux comme un lion, jeta loin de lui Philippe, d’un seul mouvement d’épaules, puis il se croisa les bras.

– Vous voyez, dit-il, que je pourrais me défendre si je voulais; mais à quoi bon? Voilà que vous courez à votre fusil. J’aime bien mieux être tué d’un seul coup que déchiré par des ongles et écrasé de coups honteux.

Philippe avait saisi, en effet, son fusil; mais, à ces mots, il le repoussa.

– Non, murmura-t-il.

Puis, tout haut:

– Où vas-tu?… Comment es-tu venu ici?

– Je suis embarqué sur l’Adonis.

– Tu te cachais donc? Tu m’avais donc vu?

– Je ne savais pas même que vous fussiez à bord.

– Tu mens.

– Je ne mens pas.

– Comment se fait-il que je ne t’aie pas vu?

– Parce que je ne sortais de ma chambre que la nuit.

– Tu vois, tu te caches!

– Sans doute.

– De moi?

– Non, vous dis-je; je vais en Amérique avec une mission, et je ne dois pas être vu. Le capitaine m’a logé à part… pour cela.

– Tu te caches, te dis-je, pour me dérober ta personne… et surtout pour cacher l’enfant que tu as dérobé.

– L’enfant? dit Gilbert.

– Oui, tu as volé et emporté cet enfant pour t’en faire une arme un jour, pour en tirer un gain quelconque, misérable!

Gilbert secoua la tête.

– J’ai repris l’enfant, dit-il, pour que personne ne lui apprit à mépriser ou à renier son père.

Philippe reprit haleine un moment.

– Si cela était vrai, dit-il, si je pouvais le croire, tu serais moins scélérat que je ne l’ai pensé; mais tu as volé, pourquoi ne mentirais-tu pas?

– Volé! j’ai volé, moi?

– Tu as volé l’enfant.

– C’est mon fils! il est à moi! On ne vole pas, monsieur, quand on reprend son propre bien.

– Écoute! dit Philippe frémissant de colère. Tout à l’heure l’idée m’est venue de te tuer. Je l’avais juré, j’en avais le droit.

Gilbert ne répondit pas.

– Maintenant, Dieu m’éclaire. Dieu t’a jeté sur mon chemin comme pour me dire: «La vengeance est inutile; on ne doit se venger que quand on est abandonné de Dieu…» Je ne te tuerai pas; je détruirai seulement l’édifice de malheur que tu as échafaudé. Cet enfant est ta ressource pour l’avenir; tu vas tout à l’heure me rendre cet enfant.

– Mais je ne l’ai pas, dit Gilbert. On n’emmène pas en mer un enfant de quinze jours.

– Il a bien fallu que tu lui trouves une nourrice: pourquoi n’aurais-tu pas emmené la nourrice?

– Je vous dis que je n’ai pas emmené l’enfant.

– Alors tu l’as laissé en France? À quel endroit l’as-tu laissé?

Gilbert se tut.

– Réponds! où l’as-tu mis en nourrice et avec quelles ressources?

Gilbert se tut.

– Ah! misérable, tu me braves! dit Philippe; tu ne crains donc pas de réveiller ma colère?… Veux-tu me dire où est l’enfant de ma sœur? Veux-tu me rendre cet enfant?

– Mon enfant est à moi, murmura Gilbert.