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Chapitre CVIII L’homme et ses œuvres

Tandis que Marat passait des heures si bien employées et philosophait sur la conscience et la double vie, un autre philosophe, rue Plâtrière, s’occupait aussi à reconstruire pièce par pièce sa soirée de la veille, et à s’interroger pour savoir s’il était ou non un grand coupable. Les bras appuyés mollement sur sa table, sa tête lourdement penchée sur l’épaule gauche, Rousseau songeait.

Il avait devant lui, tout grands ouverts, ses livres politiques et philosophiques, L’Émile et Le Contrat social.

De temps en temps, lorsque la pensée l’exigeait, il se courbait pour feuilleter ces livres qu’il savait par cœur.

– Ah! bon Dieu! dit-il en lisant un paragraphe de L’Émile sur la liberté de conscience, voilà des phrases incendiaires. Quelle philosophie, juste ciel! A-t-il jamais paru dans le monde un boute-feu pareil à moi?

«Quoi! ajoutait-il en élevant les mains au-dessus de sa tête, c’est moi qui ai proféré de pareils éclats contre le trône, l’autel et la société…

«Je ne m’étonne plus si quelques passions sombres et concentrées ont fait leur profit de mes sophismes et se sont égarées dans les sentiers que je leur semais de fleurs de rhétorique. J’ai été le perturbateur de la société…»

Il se leva fort agité, fit trois tours dans sa petite chambre.

– J’ai, dit-il, médit des gens du pouvoir qui exercent la tyrannie contre les écrivains. Fou, barbare que j’étais, ces gens ont cent fois raison.

«Que suis-je, sinon un homme dangereux pour un État? Ma parole, lancée pour éclairer les masses, voilà du moins ce que je me donnais pour prétexte, ma parole, dis-je, est une torche qui va incendier tout l’univers.

«J’ai semé des discours sur l’inégalité des conditions, des projets de fraternité universelle, des plans d’éducation, et voilà que je récolte des orgueils si féroces, qu’ils intervertissent le sens de la société, des guerres intestines capables de dépeupler le monde, et des mœurs tellement farouches, qu’elles feraient reculer de dix siècles la civilisation… Oh! je suis un bien grand coupable!»

Il relut encore une page de son Vicaire savoyard.

– Oui, c’est cela: «Réunissons-nous pour nous occuper de notre bonheur…» Je l’ai écrit! «Donnons à nos vertus la force que d’autres donnent à leurs vices.» Je l’ai écrit encore.

Et Rousseau s’agita plus désespéré que jamais.

– Voilà donc par ma faute, dit-il, les frères mis en présence des frères; quelque jour un de ces caveaux sera envahi par la police. On y prendra toute la nichée de ces gens qui font serment de se manger les uns les autres en cas de trahison, et il s’en trouvera un plus effronté que les autres, qui tirera de sa poche mon livre et qui dira:

«- De quoi vous plaignez-vous? Nous sommes les adeptes de M. Rousseau; nous faisons un cours de philosophie.

«Oh! comme cela fera rire Voltaire! Il n’y a pas à craindre que ce courtisan ne se fourre dans des guêpiers pareils, lui!»

L’idée que Voltaire se moquerait de lui donna une violente colère au philosophe genevois.

– Conspirateur, moi! murmura-t-il; je suis en enfance, décidément; ne suis-je pas, en vérité, un beau conspirateur?

Il en était là quand Thérèse entra sans qu’il la vît. Elle apportait le déjeuner.

Elle s’aperçut qu’il lisait avec attention un morceau des Rêveries d’un promeneur solitaire.

– Bon! dit-elle en posant bruyamment le lait chaud sur le livre même, voilà mon orgueilleux qui se mire dans sa glace. Monsieur lit ses livres. Il s’admire, M. Rousseau!

– Allons, Thérèse, dit le philosophe, patience; laisse-moi, je ne ris pas.

– Oh! oui, c’est magnifique, n’est-ce pas? dit-elle en le raillant. Vous vous extasiez! Comment les auteurs ont-ils tant de vanité, tant de défauts, et nous en passent-ils si peu, à nous autres pauvres femmes? Que je m’avise de me regarder dans mon petit miroir, monsieur me gronde et m’appelle coquette.

Elle continua sur ce ton à le rendre le plus malheureux des hommes, comme si pour cela Rousseau n’eût pas été très richement doté par la nature.

Il but son lait sans tremper de pain.

Il ruminait.

– Bon! vous réfléchissez, dit-elle; vous allez encore faire quelque livre plein de vilaines choses…

Rousseau frémit.

– Vous rêvez, lui dit Thérèse, à vos femmes idéales, et vous écrirez des livres que les jeunes filles n’oseront pas lire – ou bien des profanations qui seront brûlées par la main du bourreau.

Le martyr frissonna. Thérèse touchait juste.

– Non, répliqua-t-il, je n’écrirai plus rien qui donne à mal penser… Je veux, au contraire, faire un livre que tous les honnêtes gens liront avec des transports de joie…

– Oh! oh! dit Thérèse en desservant la tasse, c’est impossible; vous n’avez l’esprit plein que d’obscénités… L’autre jour encore, je vous entendais lire un passage de je ne sais quoi et vous parliez des femmes que vous adorez… Vous êtes un satyre! un mage!

Le mot mage était une des plus affreuses injures du vocabulaire de Thérèse. Ce mot faisait toujours frissonner Rousseau.

– Là, là, dit-il, ma bonne amie; vous verrez que vous serez contente… Je veux écrire que j’ai trouvé un moyen de régénérer le monde sans amener, dans les changements qui s’y effectueront, la souffrance d’un seul individu. Oui, oui, je vais mûrir ce projet Pas de révolutions! grand Dieu! ma bonne Thérèse, pas de révolutions!

– Allons, nous verrons, dit la ménagère. Tiens! on sonne.

Thérèse revint un moment après avec un beau jeune homme, qu’elle pria d’attendre dans la première chambre.

Puis, rentrant chez Rousseau, qui déjà prenait des notes avec un crayon:

– Dépêchez-vous de serrer toutes ces infamies, dit-elle. Voilà quelqu’un qui veut vous voir.

– Qui est-ce?

– Un seigneur de la cour.

– Il ne vous a pas dit son nom?

– Ah! par exemple! est-ce que je reçois des inconnus?

– Dites-le alors.

– M. de Coigny.

– M. de Coigny! s’écria Rousseau; M. de Coigny, gentilhomme de Monseigneur le dauphin?

– Ce doit être cela; un charmant garçon, un homme bien aimable.

– J’y vais, Thérèse.

Rousseau se hâta de donner un coup d’œil au miroir, épousseta son habit, essuya ses pantoufles, qui n’étaient autres que de vieux souliers rongés par l’usage, et il entra dans la salle à manger, où l’attendait le gentilhomme.