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Ainsi la portière de Marat eût été une belle femme, si, depuis l’âge de quinze ans, elle n’eût habité un taudis sans air et sans jour, si le feu de ses instincts naturels, alimenté par cette chaleur de four, ou par un froid de glace, eût sans cesse brûlé avec mesure. Elle avait des mains longues et maigres, que le fil de la couturière avait sillonnées de petites coupures, que l’eau savonneuse de la buanderie avait crevassées et amollies, que la braise de la cuisine avait rôties et tannées; mais, malgré tout cela, des mains, on le voyait à la forme, c’est-à-dire à cette trace indélébile du muscle divin; des mains qu’on eût appelées des mains royales, si, au lieu des ampoules du balai, elles eussent eu celles du sceptre.

Tant il est vrai que ce pauvre corps humain n’est que l’enseigne de notre profession.

Dans cette femme, l’esprit, supérieur au corps, et qui, par conséquent, avait mieux résisté que lui, l’esprit veillait comme une lampe; il éclairait, pour ainsi dire, le corps par un reflet diaphane, et parfois on voyait monter à des yeux hébétés et ternis un rayon de l’intelligence, de la beauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qu’il y a d’exquis enfin dans la nature humaine.

Balsamo regarda longtemps cette femme, ou plutôt cette nature singulière, qui, au reste, avait dès la première vue frappé son œil observateur.

La portière entra donc tenant la lettre à la main, et, d’une voix doucereuse, d’une voix de vieille femme, car les femmes condamnées à la misère sont vieilles à trente ans:

– Monsieur Marat, dit-elle, voici la lettre que vous avez demandée.

– Ce n’est pas la lettre que je désirais avoir, c’est vous que je voulais voir, dit Marat.

– Eh bien, votre servante, monsieur Marat, me voici.

Dame Grivette fit une révérence.

– Que désirez-vous?

– Je désire savoir des nouvelles de ma montre, dit Marat; vous vous en doutez bien.

– Ah! dame! ça, je ne peux pas dire ce qu’elle est devenue. Je l’ai vue hier toute la journée, pendue à son clou, à la cheminée.

– Vous vous trompez: toute la journée, elle a été dans mon gousset; seulement, à six heures du soir, comme je sortais, comme j’allais au milieu d’une grande foule, comme je craignais qu’on me la volât, je l’ai mise sous le chandelier.

– Si vous l’avez mise sous le chandelier, elle doit y être encore.

Et la portière, avec une bonhomie feinte qu’elle ne se doutait pas être si puissamment révélatrice, alla lever justement, des deux chandeliers qui ornaient la cheminée, celui sous lequel Marat avait caché sa montre.

– Oui, voilà bien le chandelier, dit le jeune homme; mais la montre?

– Non, en vérité, elle n’y est plus. Est-ce que vous ne l’aviez pas mise là, monsieur Marat?

– Mais, lorsque je vous dis…

– Cherchez bien.

– Oh! j’ai cherché, dit Marat avec un regard courroucé.

– Vous l’aurez perdue, alors.

– Mais je vous dis qu’hier, moi-même, je l’ai mise là, sous ce chandelier.

– Quelqu’un alors sera entré ici, dit dame Grivette; vous recevez tant de gens, tant d’inconnus!

– Prétexte! prétexte! s’écria Marat s’emportant de plus en plus; vous savez bien que personne n’est entré depuis hier. Non, non, ma montre a pris le chemin qu’a pris la pomme d’argent de ma dernière canne, qu’a pris cette petite cuiller d’argent que vous savez, qu’a pris mon couteau à six lames! On me vole, dame Grivette, on me vole. J’ai supporté bien des choses, mais je ne supporterai pas celle-là; prenez-y garde!

– Mais, monsieur, dit dame Grivette, est-ce que vous m’accusez, par hasard?

– Vous devez surveiller mes effets.

– Je n’ai pas seule la clef.

– Vous êtes la portière.

– Vous me donnez un écu par mois, et vous voudriez être servi comme par dix domestiques.

– Il m’importe peu d’être mal servi; il m’importe fort de n’être pas volé.

– Monsieur, je suis une honnête femme!

– Une honnête femme que je livrerai au commissaire de police, si, d’ici à une heure, ma montre n’est pas retrouvée.

– Au commissaire de police?

– Oui.

– Au commissaire de police, une honnête femme comme moi?

– Une honnête femme, une honnête femme!…

– Oui, et sur laquelle il n’y a rien à dire, entendez-vous!

– Allons, assez, dame Grivette.

– Ah! je me doutais déjà que vous me soupçonniez quand vous êtes sorti.

– Je vous soupçonne depuis la disparition du pommeau de ma canne.

– Eh bien, moi, je vous dirai une chose, monsieur Marat, à mon tour.

– Laquelle?

– C’est que, pendant votre absence, j’ai consulté…

– Qui cela?

– Mes voisins.

– À quel propos?

– À ce propos que vous me soupçonniez.

– Je ne vous en avais rien dit encore.

– Je le voyais bien.

– Et les voisins? Je suis curieux de savoir ce qu’ils vous ont dit, les voisins.

– Ils ont dit que, si vous me soupçonniez et que si vous aviez le malheur de faire part de vos soupçons à quelqu’un, il faudrait aller jusqu’au bout.

– Eh bien?

– C’est-à-dire prouver que la montre a été prise.

– Elle a été prise, puisqu’elle était là et qu’elle n’y est plus.

– Oui, mais par moi, prise par moi, entendez-vous! Ah! mais, c’est que, devant la justice, il faut des preuves; c’est qu’on ne vous croira pas sur parole, monsieur Marat; c’est que vous n’êtes pas plus que nous, monsieur Marat.

Balsamo, calme comme toujours, regardait toute cette scène; il voyait que, quoique la conviction de Marat n’eût point changé, il baissait le ton.

– Si bien, continuait la portière, que, si vous ne rendez pas justice à ma probité, voyez-vous, que, si vous ne me faites pas réparation, c’est moi qui irai chercher le commissaire de police, comme notre propriétaire me le conseillait encore tout à l’heure.

Marat se mordit les lèvres. Il savait qu’il y avait là un danger réel. Le propriétaire était un vieux marchand retiré riche des affaires. Il occupait l’appartement du troisième, et la chronique scandaleuse du quartier prétendait que, quelque dix ans auparavant, il avait fort protégé la portière, autrefois fille de cuisine chez sa femme.