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Nous devons ajouter, à l’honneur du pair de France, qu’il ne lui vint pas même à l’idée que Fernande pût refuser une offre aussi honorable et surtout aussi avantageuse que celle qu’il se proposait de lui faire. Dans son impatience, il parcourait la chambre en tous sens, prêtant de temps en temps l’oreille pour écouter, et guettant le moment où il pourrait sans imprudence faire sa visite nocturne.

Madame de Barthèle, de son côté, méditait sous l’influence de sentiments pareils. Il y avait de plus en jeu chez elle la vanité féminine, ce mobile si puissant, qu’il conserve à la vieillesse elle-même toute la chaleur et toute l’activité du jeune âge, et qu’il entretient les illusions du cœur à ce point de rendre ridicule chez les uns ce qu’on plaint ou ce qu’on admire chez les autres.

D’ailleurs la baronne, ainsi que nous l’avons dit, avait été d’une constance parfaite dans son infidélité; elle avait trahi le mari toute sa vie, c’est vrai, mais jamais l’amant. La confiance naturelle qu’elle avait en elle-même s’augmentait encore de ce respect gardé à la foi jurée, de telle sorte que, soutenue par ses travers dans l’espoir de conserver et par ses qualités dans la crainte de perdre, elle ne doutait pas de son pouvoir, surtout lorsqu’il s’agissait d’imposer sa volonté au comte de Montgiroux, qui, jusqu’à ce moment, au reste, n’avait jamais essayé que timidement de s’y soustraire.

Aussi la lueur qu’avait fait naître dans son âme la préoccupation du pair de France depuis le moment où madame Ducoudray était arrivée, lueur qu’avait changée en lumière éclatante l’apostrophe maligne de madame de Neuilly, mettait-elle la baronne dans un état d’exaspération facile à concevoir pour quiconque connaissait ce caractère primesautier, tout plein de mouvements irréfléchis et d’emportements mal calculés.

– Ah! l’ingrat, disait-elle, qui eût jamais cru cela de lui? ou plutôt c’est une révélation qui me prouve que mon aveuglement a été bien long et bien stupide. Oser s’occuper d’une autre femme, oser se montrer avec elle en public; car d’après tout ce qu’a dit Léon de Vaux, d’après tout ce que je me rappelle maintenant de demi-mots, échappés à M. Fabien, il s’est montré avec elle en public, et surtout le vendredi, dans sa loge à l’Opéra. C’est donc pour cela qu’il avait toujours réunion le vendredi soir, et qu’aujourd’hui même… Eh bien, mais c’est cela, il voulait absolument retourner à Paris, il en avait fait une condition de son séjour ici. Puis quand elle est arrivée, quand il a su qu’elle restait, il n’a plus parlé de départ. Ainsi madame de Neuilly ne se trompait pas, ainsi elle sait tout; elle sait que je suis sacrifiée à cette femme et elle va tout dire. Raison de plus pour que je tienne à mon projet. Notre mariage donnera un démenti solennel à tous les commérages faits ou à faire. Mais comprend-on quelque chose à cela? Cette femme qui refuse Maurice, jeune, beau, riche, élégant, pour donner la préférence à un homme de soixante ans! Allons donc, c’est impossible. Impossible, non, si cette femme est ambitieuse. Par exemple, qui dit qu’elle ne voulait pas pour amant un homme dont l’avenir fût libre? Qui dit que M. de Montgiroux, riche, titré, possédant une grande position sociale, n’est pas le but qu’elle s’est proposé pour clore sa vie de plaisirs et de fantaisies? Car enfin, cette madame Ducoudray, cette Fernande, cette mademoiselle de Mormant, c’est une courtisane; elle l’a dit elle-même. Ah çà! mais il faut que ces messieurs aient été bien hardis d’amener une pareille femme chez moi, et moi bien bonne de l’avoir reçue; car, enfin, je le répète, c’est… Avec cela que la sirène est d’autant plus redoutable qu’elle a de l’esprit, des manières distinguées, une éducation parfaite, qu’elle est charmante enfin, il faut bien que je me l’avoue à moi-même. Le péril est grand, je le sais, mais plus il est grand, plus il est de mon devoir de lutter, de conserver à Maurice la fortune de son oncle. Que dis-je, de son oncle! de son père. D’ailleurs, je me dois à moi-même de ne pas laisser une autre femme porter le nom qui m’est dû; il ne sera pas dit que je n’ai point inspiré au comte un amour éternel et exclusif. Je suis jalouse par convenance, bien entendu. Il ne pourra se refuser à me donner cette preuve de tendresse quand je le pousserai à bout. Quelle raison alléguera-t-il? quel reproche a-t-il à me faire? Non, il m’épousera, et cela le plus promptement possible. Je ne veux pas même qu’il tarde d’un jour à s’y disposer, et la nuit ne se passera pas sans que j’aie son engagement. Il est onze heures et demie, tout le monde sera bientôt endormi dans la maison, sa chambre est voisine de la mienne, j’irai le trouver.

La chose était d’autant plus facile à exécuter que sa toilette du soir était faite, qu’elle avait renvoyé ses femmes de chambre, qu’elle était seule dans son appartement, et que, bien qu’elle ne fût pas d’âge à expliquer une action aussi simple que celle de sortir de sa chambre, elle pouvait, si elle était rencontrée, alléguer le prétexte naturel de vouloir prendre une fois encore des nouvelles du malade avant de se mettre au lit. Madame de Barthèle persista donc dans son projet, et attendit avec une impatience de jeune fille le moment de le mettre à exécution.

Clotilde n’était pas moins agitée que ne l’étaient M. de Montgiroux et madame de Barthèle. Depuis le matin, bien des choses lui avaient été révélées, et bien des sentiments inconnus jusque-là s’étaient éveillés dans son âme. Cette légère couche de glace qui couvrait son cœur s’était fondue à la flamme de la jalousie, et il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût prête maintenant à renoncer à son droit social d’épouse. L’illusion d’un amour coupable avait disparu; l’influence des impressions secrètement favorables à un autre homme, qui un instant avait failli égarer son cœur et fausser son jugement, s’était évanouie. Avertie au moment du danger, elle avait pu s’armer à temps contre une émotion encore vague. Elle s’était sentie la force de lutter contre elle-même, elle l’avait fait; elle avait remporté la victoire et maintenant, rattachée à ses devoirs, bien affermie dans la résolution de n’y pas manquer, elle comprenait la jalousie, elle en recevait la première atteinte, et le sentiment qu’elle retrouvait dans son cœur à la place de celui qu’avec l’aide de Fernande elle en avait arraché, n’était plus cette affection ingénue et fraternelle que Maurice lui avait inspirée autrefois: c’était un sentiment tout nouveau, presque inconnu encore; et bientôt ce sentiment menaça de s’emparer de toute son âme.

Clotilde avait transporté dans sa jeunesse les habitudes de son enfance; la femme avait presque entièrement gardé la virginale chasteté de la jeune fille, et jamais elle ne s’endormait sans faire, à vingt ans, la même prière qu’elle faisait à quatre ans; mais pour la première fois, en s’agenouillant, la jeune femme se sentit troublée dans l’accomplissement de cet acte pieux. Le souvenir des événements de la journée se présentait seul à son esprit et empêchait le recueillement de la pensée; l’élan de l’âme ne parvenait pas à s’élever au-dessus des sentiments qui s’étaient tout entiers emparés d’elle. Les images de Fernande et de Maurice passaient et repassaient sous ses yeux, enlacées, souriantes, enivrées de voluptés. L’amour commençait à se révéler à elle, vif, ardent, jaloux, l’entraînant vers un mari qu’elle eût pleuré la veille avec chagrin, mais non avec désespoir, et dont, en ce moment, l’indifférence probable dans l’avenir qui leur était encore réservé à tous deux devenait l’idée et même la menace d’un supplice insupportable.

– Mon Dieu! s’écriait-elle, toujours à genoux et se renversant en arrière, les yeux et les mains au ciel, et avec une épouvante involontaire dans le cœur, mon Dieu! ayez pitié de moi; mon Dieu! rendez-moi la paix de mon âme. Je vous ai demandé la conservation des jours de mon mari, et maintenant que vous me l’avez accordée dites-moi, mon Dieu! est-ce donc moi qui dois mourir? L’union bénie en votre nom, consacrée par votre ministre, jurée aux pieds de vos autels sera-t-elle une source de larmes? C’est Maurice que je dois aimer, me dit votre loi sainte, et c’est une femme étrangère qui possède son cœur, qui dispose à son gré de son existence, qui lui ouvre la tombe et la referme d’un mot, par la magie de son regard, par le charme de sa présence. Oh! cette puissance que vous lui avez donnée, à elle pour qui Maurice n’est rien, donnez-la moi, mon Dieu! à moi, pour qui Maurice est tout; car maintenant, je le sens, j’ai besoin d’amour. Mes facultés s’ouvrent à des sensations nouvelles; votre sainte loi et les lois humaines ne seront pas transgressées, mais sauvez-moi de ce tourment affreux que je ressens pour la première fois, la jalousie, la haine peut-être. Et pourtant, je serais bien injuste de haïr cette femme; elle m’a sauvée, elle, ma rivale! Les bons sentiments que j’ai à cette heure dans l’âme, la chaste ardeur dont je suis soutenue, c’est elle qui les a allumés en moi au récit de ses malheurs. J’ai pleuré de ses souffrances, j’ai frémi en voyant que les miennes pouvaient être pires encore. Au lieu de la haïr, ne vaut-il pas mieux que je me fie à elle, que je mette mon avenir entre ses mains? Eh bien, oui, j’irai lui demander à genoux de me rendre le cœur de Maurice; elle m’a conseillé de rester pure, elle me rendra le bonheur avec la pureté qu’elle m’a gardée. Oui, mon Dieu! oui, j’irai; j’en aurai la force. C’est à moi, à mon tour, de lui ouvrir mon cœur comme elle m’a ouvert le sien. Il ne s’agit point de dormir; le sommeil n’habite pas avec les larmes. Eh bien, quand ceux qui n’ont aucun motif de veiller dormiront, j’irai lui parler, moi.