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– Sachez qu'il a pris congé, là-bas, tout de bon. Il y est allé hier et aujourd'hui aussi… Il nous a dénoncés en plein. On a enfermé Nadia dans la pièce de l'entresol. Des cris et des pleurs, mais nous ne céderons pas!… Mais ce qu'il boit! ce qu'il boit! Il parlait tout le temps de vous… mais quelle différence avec vous! Vous, vous êtes vraiment un homme très bien, et puis, vous avez fait partie de la bonne société, et, si vous êtes forcé de rester à l'écart, à présent, c'est uniquement par pauvreté, n'est-ce pas?…

– Alors, c'est lui qui vous a dit cela de moi?

– C'est lui, c'est lui, mais ne vous fâchez pas. Être un bon citoyen, cela vaut mieux que d'être de grand monde. Mon avis à moi, c'est qu'en notre temps on ne sait plus du tout qui estimer en Russie. Et convenez que c'est une affreuse calamité, pour une époque, de ne plus savoir qui estimer… n'est-il pas vrai?

– C'est fort exact… Mais lui?

– Lui? Qui, lui?… Ah! parfaitement!… Pourquoi diable disait-il: «Veltchaninov a cinquante ans, mais il est ruiné»? Pourquoi mais, et non pas et? Il riait de bon cœur, et il a répété cela plus de mille fois. Il est monté en wagon, il s'est mis à chanter, et il a pleuré… C'était simplement honteux; c'était même pénible, cet homme ivre!… Ah! je n'aime pas les imbéciles!… Et puis il jetait de l'argent aux pauvres pour le repos de l'âme de Lisa… C'est sa femme, n'est-ce pas?

– Sa fille.

– Qu'avez-vous donc à la main?

– Je me suis coupé.

– Ce n'est rien, cela se passera… Il a bien fait d'aller au diable, mais je gage que là où il va, il se mariera tout de suite… ne croyez-vous pas?

– Eh bien, mais, vous-même, vous voulez bien vous marier!

– Moi? oh mais! c'est autre chose!… Êtes-vous drôle! Si vous avez cinquante ans, il en a bien soixante; et, en pareille matière, il faut de la logique, mon petit père!… Et puis, il faut que je vous dise, dans le temps j'étais un panslaviste farouche, mais à présent nous attendons l’aurore de l'Occident… Allons, au revoir; je suis bien aise de vous avoir rencontré sans vous avoir cherché. Je ne puis pas monter chez vous; ne me le demandez pas; impossible!

Et il reprit sa course.

– Ah! mais où ai-je donc la tête? – fit-il en revenant sur ses pas. – Il m'a chargé d'une lettre pour vous! Voici la lettre… Pourquoi ne l'avez-vous pas accompagné à la gare?

Veltchaninov remonta chez lui, et déchira l'enveloppe.

Sous l'enveloppe il n'y avait pas une seule ligne de Pavel Pavlovitch; rien qu'une lettre d'une autre main. Veltchaninov reconnut l'écriture. La lettre était vieille, le temps avait jauni le papier, l'encre avait pâli. Elle avait été écrite pour lui dix ans auparavant, deux mois après son départ de T… Mais elle ne lui était pas parvenue; elle n'avait pas été envoyée: l'autre lui avait été substituée, il le comprit aussitôt.

Dans cette lettre, Natalia Vassilievna lui disait adieu à jamais – tout comme dans celle qu'il avait reçue -; elle lui déclarait qu'elle en aimait un autre, à qui elle n'avait pas révélé qu'elle était enceinte. Elle lui promettait, pour le consoler, de lui confier l'enfant qui lui naîtrait, lui rappelait que c'était là pour eux de nouveaux devoirs, que par là même leur amitié se trouvait scellée, pour toujours… En un mot, la lettre était fort peu logique, mais disait fort clairement qu'il fallait qu'il la débarrassât de son amour. Elle lui permettait de revenir à T… au bout d'un an, pour voir l'enfant. – Elle avait réfléchi, et, Dieu sait pourquoi, substitué l'autre lettre à celle-là.

Veltchaninov, en lisant, devint pâle; mais il se représenta Pavel Pavlovitch, trouvant cette lettre et la lisant pour la première fois, devant le coffret de famille, le coffret d'ébène incrusté de nacre.

«Lui aussi, il a dû devenir pâle comme un mort, – songea-t-il en constatant sa propre pâleur dans la glace; – oui, certainement, lorsqu'il l'a lue, il a dû fermer les yeux, et puis, les rouvrir brusquement, dans l'espoir que la lettre redeviendrait un simple papier blanc… Oui, il a dû recommencer trois fois l'épreuve!…»

XVII L'ÉTERNEL MARI

Deux ans après, par une belle journée d'été, M. Veltchaninov se trouvait en wagon, allant à Odessa, pour rendre visite à un ami; il espérait, d'ailleurs, que cet ami le présenterait à une femme tout à fait intéressante, que depuis longtemps il désirait connaître de plus près. Il s'était très fortement modifié, ou, pour mieux dire, il avait infiniment gagné au cours de ces deux années. Il ne lui restait presque rien de son ancienne hypocondrie.

De tous les «souvenirs» qui l'avaient torturé deux ans auparavant, à Pétersbourg, durant son interminable procès, il ne lui restait plus qu'un peu de confusion, lorsqu'il songeait à cette période d'impuissance et de pusillanimité maladive. Il se consolait en disant que cet état ne se reproduirait plus, et que personne jamais n'en saurait rien.

Sans doute, à cette époque, il avait complètement rompu avec le monde, s'était négligé, s'était tenu tout à fait à l'écart; on l'avait parfaitement remarqué. Mais il était rentré dans le monde avec une contrition si parfaite, et il s'y était montré si renouvelé, si sûr de lui-même, que tous lui avaient pardonné aussitôt sa défection momentanée. Ceux même qu'il avait cessé de saluer furent les premiers à le reconnaître et à lui tendre la main, sans lui poser aucune question fâcheuse, comme s'il avait simplement dû se consacrer quelque temps à ses affaires personnelles, qui ne regardaient que lui.

La cause principale de son heureuse transformation était, bien entendu, l'issue de son procès. Il lui était revenu soixante mille roubles: c'était peu de chose, évidemment, mais pour lui, c'était beaucoup. Il se retrouvait sur un terrain solide; il savait qu'il ne gâcherait pas stupidement ces dernières ressources comme il avait fait des autres, et qu'il les ménagerait pour la durée de son existence. «Ils peuvent bien bouleverser à leur gré l'édifice social, et nous corner aux oreilles tout ce qu'ils voudront, – songeait-il parfois, en considérant les choses belles et excellentes qui se réalisaient autour de lui et dans la Russie entière, – les hommes peuvent changer, les idées aussi, moi je n'en ai cure: je sais que j'aurai toujours à ma disposition un petit dîner soigné, comme celui que je savoure en ce moment-ci, et, quant au reste, je suis bien tranquille.» Cette tournure d'esprit bourgeoise et voluptueuse avait transformé peu à peu jusqu'à sa personne physique: l'hystérique agité de jadis avait complètement disparu, et avait fait place à un nouvel homme, à un homme gai, ouvert, posé. Même, les rides inquiétantes, qui s'étaient montrées un instant autour de ses yeux et sur son front, s'étaient presque effacées; et son teint s'était modifié, était devenu blanc et rose.

Il était confortablement installé dans un wagon de première classe, et son esprit ravi caressait une pensée charmante. Il y avait une bifurcation à la gare suivante. «J'ai donc le choix: si tout à l'heure je quitte la ligne directe pour bifurquer à droite, je pourrais faire une visite, deux stations plus loin, à une dame que je connais bien, qui revient à peine de l'étranger et qui se trouve là-bas dans une solitude fort avantageuse pour moi, mais fort ennuyeuse pour elle: voilà de quoi s'occuper d'une manière aussi intéressante qu'à Odessa, d'autant plus qu'il sera toujours temps de gagner ensuite Odessa…» Il hésitait encore, et n'arrivait pas à se déterminer; il attendait la secousse soudaine qui le déciderait. Cependant la station était proche et la secousse ne venait pas.