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– Personne ne m'a rendu aucun bracelet… ce n'est pas possible, dit Pavel Pavlovitch en frissonnant.

– Comment, pas possible? Est-ce que M. Veltchaninov ne vous l'a pas rendu?

«Que le diable l'emporte!» songea Veltchaninov.

– En effet, dit-il tout haut, d'un air sombre, Nadéjda Fédoséievna m'a chargé aujourd'hui de vous rendre cet écrin, Pavel Pavlovitch. Je ne voulais pas m'en charger, mais elle a insisté… Le voici… Je suis bien fâché…

Il tira l'écrin de sa poche et le tendit d'un air embarrassé à Pavel Pavlovitch, qui restait stupéfait.

– Pourquoi ne l'avez-vous pas encore rendu? fit sévèrement le jeune homme, en se tournant vers Veltchaninov.

– Je n'en ai vraiment pas trouvé l'occasion, dit l'autre de mauvaise humeur.

– C'est étrange.

– Quoi?

– C'est au moins étrange, convenez-en… Enfin, je veux bien croire qu'il n'y a dans tout cela qu'un malentendu.

Veltchaninov eut une furieuse envie de se lever à l'instant même et d'aller tirer les oreilles au jouvenceau; mais il partit malgré lui d'un bruyant éclat de rire: le jeune homme se mit à rire aussitôt. Seul Pavel Pavlovitch ne riait pas; si Veltchaninov avait remarqué le regard qu'il lui jeta tandis qu'ils étaient là tous les deux à rire, il eût compris que cet homme se transformait à ce moment en une bête dangereuse… Veltchaninov ne vit pas ce regard, mais il comprit qu'il fallait venir au secours de Pavel Pavlovitch.

– Écoutez, monsieur Lobov, dit-il d'un ton amical, sans porter aucun jugement sur le reste de l'affaire, dont je ne veux pas me mêler, je vous ferai remarquer que Pavel Pavlovitch, en recherchant la main de Nadéjda Fédoséievna, a pour lui, en premier lieu, le consentement de cette honorable famille, en second lieu, une situation distinguée et considérable, et enfin, une belle fortune; que, par conséquent, il est en droit d'être surpris de la rivalité d'un homme tel que vous, d'un homme jeune au point que personne ne peut le prendre pour un rival sérieux… Et, par conséquent, il a raison de vous prier d'en finir.

– Qu'entendez-vous donc par mon extrême jeunesse? J'ai dix-neuf ans depuis un mois. J'ai depuis longtemps l'âge légal du mariage. Voilà tout.

– Mais enfin quel père se déciderait à vous donner aujourd'hui sa fille, quand bien même vous seriez destiné à être plus tard millionnaire, ou à devenir un bienfaiteur de l'humanité? Un homme de dix-neuf ans peut à peine répondre de lui-même, et vous voudriez, de gaieté de cœur, vous charger de l'avenir d'un autre être, de l'avenir d'une enfant aussi enfant que vous?… Voyons, songez-y, cela n'est même pas bien… Si je me permets de vous parler ainsi, c'est que vous-même tout à l'heure vous m'avez invoqué comme arbitre entre Pavel Pavlovitch et vous.

– Alors, c'est Pavel Pavlovitch qu'il s'appelle? fit le jeune homme. Pourquoi donc me figurais-je que c'était Vassili Petrovitch?… À vrai dire – et il se tourna vers Veltchaninov -, votre discours ne me surprend pas le moins du monde: je savais bien que vous êtes tous les mêmes! Il est pourtant curieux qu'on m'ait parlé de vous comme d'un homme un peu moderne… au reste, tout cela n'est que sottises. La vérité, la voici: bien loin que je me sois mal conduit dans toute cette affaire, comme vous vous êtes permis de le dire, c'est tout à fait le contraire, comme j'espère vous le faire comprendre. D'abord, nous nous sommes engagés notre parole l'un à l'autre; de plus, je lui ai formellement promis, en présence de deux témoins, que si elle venait à en aimer un autre, ou si elle se sentait portée à rompre avec moi, je me reconnaîtrais sans hésiter coupable d'adultère, pour lui fournir un motif de divorce. Ce n'est pas tout: comme il faut prévoir le cas où je me dédirais, et où je refuserais de lui fournir ce motif, le jour même du mariage, pour assurer son avenir, je lui remettrai une lettre de change de cent mille roubles, de manière que si je venais à lui tenir tête et à faillir à mes engagements, elle pourrait négocier ma traite, et moi, je risquerais la prison! Ainsi tout est prévu et l'avenir de personne n'est compromis. Voilà pour le premier point.

– Je gage que c'est Predposylov qui vous a suggéré cette combinaison, dit Veltchaninov.

– Ha! ha! ha! ricana sournoisement Pavel Pavlovitch.

– Qu'est-ce donc qui amuse si fort ce monsieur? Vous avez deviné juste, c'est une idée de Predposylov; et reconnaissez que c'est bien trouvé. De toute façon, notre absurde législation est tout à fait impuissante contre nous. Naturellement, je suis bien décidé à l'aimer toujours, et elle ne fait que rire de ces précautions; mais enfin, reconnaissez que tout cela est habilement et généreusement combiné, et que tout le monde n'en userait pas de la sorte.

– À mon avis, non seulement le procédé manque de noblesse, mais il est tout à fait vilain.

Le jeune homme haussa les épaules.

– Votre sentiment ne me surprend pas le moins du monde, fit-il après un silence; il y a longtemps que j'ai cessé de m'étonner de tout cela. Predposylov vous dirait tout net que votre inintelligence complète des choses les plus naturelles provient de ce que vos sentiments et vos idées ont été parfaitement pervertis par l'existence oisive et stupide que vous avez menée… Au reste, il est possible que nous ne nous comprenions pas même l'un l'autre: on m'a pourtant parlé de vous en fort bons termes… Mais vous avez passé la cinquantaine?

– Si vous le voulez bien, revenons à notre affaire.

– Excusez mon indiscrétion, et ne vous offensez pas; c'était sans la moindre intention. Je continue… Je ne suis pas du tout le futur millionnaire que vous vous êtes plu à imaginer… ce qui est une bien singulière idée!… Je suis ce que vous voyez, mais j'ai une confiance absolue dans mon avenir. Je ne serai en aucune façon un héros ni un bienfaiteur de l'humanité, mais j'assurerai l'existence de ma femme et la mienne… Pour être exact, je n'ai à l'heure présente pas un sou vaillant. J'ai été élevé par eux depuis mon enfance…

– Comment cela?

– Je suis le fils d'un parent éloigné de madame Zakhlébinine: quand je suis resté orphelin, à huit ans, ils m'ont pris chez eux et, plus tard, ils m'ont mis au lycée. Le père est un brave homme, je vous prie de le croire.

– Je le sais bien.

– Oui; seulement il vieillit, il retarde. D'ailleurs très brave homme. Il y a longtemps que je me suis affranchi de sa tutelle, pour gagner moi-même ma vie, et ne rien devoir qu'à moi.

– Depuis quand? demanda curieusement Veltchaninov.

– Il y aura bientôt quatre mois.

– Oh! à présent, tout devient clair: vous êtes des amis d'enfance!… Et avez-vous une place?

– Oui, une place provisoire, chez un notaire: vingt-cinq roubles par mois. Mais il faut vous dire que je ne gagnais pas même cela lorsque j'ai fait ma demande. J'étais alors au chemin de fer, où l'on me donnait dix roubles. Mais tout cela est provisoire.