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– Oui, vraiment? en septembre? Hum!… mais où ai-je donc la tête? fit Pavel Pavlovitch, très surpris. Enfin, si c'est bien cela, voyons: vous êtes parti le 12 septembre, et Lisa est née le 8 mai; cela fait donc… septembre, – octobre, – novembre, – décembre, – janvier, – février, – mars, – avril, – huit mois après votre départ, à peu près!… Et si vous saviez comme la défunte…

– Faites-la-moi voir, amenez-la-moi… interrompit Veltchaninov d'une voix étouffée.

– Tout de suite, à l'instant même, fit vivement Pavel Pavlovitch, sans achever sa phrase.

Et aussitôt il passa dans la chambrette où se trouvait Lisa.

Trois ou quatre minutes s'écoulèrent. Dans la chambrette, oh chuchotait vivement, tout bas; puis on entendit la voix de la petite fille: «Elle supplie qu'on la laisse tranquille», pensa Veltchaninov. Enfin ils parurent.

– Elle est toute gênée, dit Pavel Pavlovitch, elle est si timide, si fière… tout le portrait de la défunte!

Lisa entra, les yeux secs et baissés. Son père l'amena par la main. C'était une fillette élancée, mince et très jolie. Elle leva vivement ses grands yeux bleus sur l'étranger, avec curiosité, le regarda sérieusement, puis, aussitôt, baissa les yeux. Il y avait, dans son regard, la gravité qu'ont les enfants lorsque, seuls en présence d'un inconnu, ils se réfugient dans un coin et de là observent, d'un air défiant, l'homme qu'ils n'ont jamais vu; mais peut-être y avait-il encore dans ce regard une autre expression, autre chose que cette pensée d'enfant – au moins Veltchaninov crut-il le remarquer. Le père l'amena par la main jusqu'à lui.

– Regarde, voici un oncle qui a connu maman; il nous aimait bien; il ne faut pas avoir peur de lui; donne-lui la main.

L'enfant s'inclina un peu et tendit timidement la main.

– Natalia Vassilievna ne voulait pas qu'elle apprît à faire la révérence; elle lui a appris à saluer comme cela, à l'anglaise, en s'inclinant légèrement et en tendant la main, expliqua-t-il à Veltchaninov, en le regardant fixement.

Veltchaninov se sentait surveillé; mais il ne cherchait même plus à dissimuler son trouble. Il restait assis, immobile, tenant dans sa main la main de Lisa et regardant avec attention l'enfant. Mais Lisa était absorbée, oubliait sa main dans la main de l'étranger, et ne quittait pas son père des yeux. Elle écoutait d'un air craintif tout ce qu'il disait. Veltchaninov reconnut tout de suite ces grands yeux bleus, mais ce qui le frappait le plus, c'était l'étonnante et très délicate blancheur de son visage et la couleur de ses cheveux: c'est à ces indices qu'il se reconnaissait en elle. La forme du visage et la ligne des lèvres, au contraire, rappelaient nettement Natalia Vassilievna.

Cependant Pavel Pavlovitch s'était mis à raconter quelque histoire avec beaucoup de chaleur et de sentiment; mais Veltchaninov ne l'entendait pas. Il ne saisit que la dernière phrase:

– … Aussi, Alexis Ivanovitch, vous ne pouvez vous figurer notre joie quand le Bon Dieu nous a fait ce présent. Du jour qu'elle est née, elle a été tout pour moi, et je me disais que si Dieu me prenait mon bonheur, Lisa au moins me resterait. Cela, au moins, j'en étais sûr!

– Et Natalia Vassilievna?… demanda Veltchaninov.

– Natalia Vassilievna? grimaça Pavel Pavlovitch. Vous la connaissiez bien; vous vous rappelez, elle n'aimait pas beaucoup parler; c'est seulement à son lit de mort… mais alors elle a tout dit! Oui, le jour qui a précédé sa mort, voilà que tout à coup elle s'énerve, elle se fâche: elle crie qu'avec tous ces médicaments on veut la tuer, qu'elle n'a qu'une simple fièvre, que nos deux médecins n'y entendent rien; que Koch (vous vous rappelez… le médecin militaire, ce vieillard) la remettra sur pied en quinze jours… Encore cinq heures avant de mourir, elle se rappela que dans trois semaines, il faudrait aller féliciter, à la campagne, sa tante, la marraine de Lisa, pour sa fête.

Veltchaninov se leva brusquement, toujours sans lâcher la main de Lisa. Dans ce regard que l'enfant tenait attaché sur son père, il lui semblait voir une espèce de reproche.

– Elle n'est pas malade? demanda-t-il vivement d'un air étrange.

– Malade? Je ne crois pas, mais… l'état de mes affaires… fit Pavel Pavlovitch, avec une amertume inquiète; et puis, l'enfant est bizarre, nerveuse… après la mort de sa mère, elle a été malade quinze jours… c'est de l'hystérie… C'était des sanglots, quand vous êtes arrivé!… Tu entends, Lisa, tu entends?… Et pourquoi? Toujours la même raison: parce que je sors, que je la laisse seule, et que je ne l'aime plus comme du temps de sa maman; c'est son grand reproche. Et c'est avec cette idée absurde qu'elle se monte la tête, quand elle devrait ne songer qu'à ses jouets. Il est vrai qu'ici elle n'a personne avec qui jouer.

– Alors vous êtes tout seuls ici, vous deux?

– Tout à fait seuls… Il y a une femme qui vient faire le ménage, une fois par jour.

– Et vous sortez, et vous la laissez comme cela, toute seule?

– Que voulez-vous que j'y fasse? Tenez, hier, je suis sorti, et je l'ai enfermée à clef, là, dans cette chambrette, et c'est pour cela que nous avons eu aujourd'hui tant de larmes. Mais voyons, pouvais-je faire autrement? Jugez vous-même: il y a deux jours elle est descendue sans moi dans la cour, et un gamin lui a lancé une pierre à la tête; alors elle s'est mise à pleurer, et à se jeter sur tous les gens qui étaient dans la cour, pour leur demander où j'étais. Comme c'est agréable… Et moi qui m'en vais pour une heure, qui rentre le lendemain matin, comme j'ai fait cette nuit!… Et la propriétaire qui a été obligée de lui ouvrir parce que je n'étais pas là, et de faire venir le serrurier! Vous trouvez que ce n'est pas une honte? Je me fais l'effet d'un monstre. Et tout cela parce que je n'ai pas ma tête à moi…

– Papa! fit la petite, d'une voix craintive et inquiète.

– Allons bon, encore! Tu recommences! Qu'est-ce que je t'ai dit tantôt?

– Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, cria Lisa, terrifiée, se tordant les mains.

– Voyons, vous ne pouvez continuer à vivre ainsi, intervint soudain Veltchaninov, avec impatience, d'une voix forte. Voyons… voyons, vous avez de la fortune; comment habitez-vous un pareil pavillon, un pareil taudis!

– Ce pavillon! Mais nous allons partir peut-être dans huit jours, et nous dépensons, même comme cela, beaucoup d'argent, et on a beau avoir quelque fortune…

– C'est bien, c'est bien, interrompit Veltchaninov, avec une impatience croissante, et son ton signifiait: «C'est inutile, je sais d'avance tout ce que tu vas dire, et je sais tout ce que cela vaut.» Écoutez, je vais vous proposer quelque chose. Vous venez de dire que vous comptez vous en aller dans huit jours, mettons quinze. Il y a ici une maison où je suis comme en famille, où je suis tout à fait chez moi, depuis vingt ans. Ce sont les Pogoreltsev. Oui, Alexandre Pavlovitch Pogoreltsev, le conseiller intime; il pourra vous être utile, pour votre affaire. Ils sont maintenant à la campagne. Ils ont une villa très confortable. Klavdia Petrovna Pogoreltseva est pour moi comme une sœur, comme une mère. Elle a huit enfants. Laissez-moi lui mener Lisa; je le ferai moi-même, pour ne pas perdre de temps. Ils l'accueilleront avec joie, et la traiteront, tout ce temps-là, comme leur fille, leur propre fille!