– Cela l'amuse! grommela-t-elle, en se dirigeant vers l'escalier.
Veltchaninov allait frapper à la porte, mais il se ravisa, ouvrit et entra. La chambre était petite, encombrée de meubles simples, en bois peint; Pavel Pavlovitch était debout, au milieu, vêtu à demi, sans gilet, sans veste, la figure rouge et bouleversée; au moyen de cris, de gestes, de coups, peut-être même, sembla-t-il à Veltchaninov, il cherchait à calmer une fillette de huit ans, habillée pauvrement, mais en demoiselle, d'une robe courte de laine noire. L'enfant paraissait être en pleine crise nerveuse, sanglotait convulsivement, tordait ses mains vers Pavel Pavlovitch comme si elle voulait l'embrasser, le supplier, l'attendrir. En un clin d'œil, la scène changea: à la vue de l'étranger, la petite jeta un cri et se sauva dans une chambrette attenante; Pavel Pavlovitch, soudain calmé, s'épanouit tout entier dans un sourire, – exactement celui qu'il avait eu, la nuit précédente, lorsque brusquement Veltchaninov lui avait ouvert sa porte.
– Alexis Ivanovitch! s'écria-t-il, sur le ton de la plus profonde surprise. Mais comment aurais-je pu m'attendre?… Mais entrez donc, je vous en prie. Ici, sur le divan… ou plutôt non, ici, dans le fauteuil… Mais comme je suis!…
Et il s'empressa de passer sa veste, en oubliant de mettre son gilet.
– Mais non, pas de cérémonie; restez donc comme vous êtes.
Et Veltchaninov s'assit sur une chaise.
– Mais non, mais non, laissez-moi donc faire… Allons, comme cela je suis un peu plus présentable. Mais pourquoi vous mettez-vous là, dans ce coin? Tenez! dans le fauteuil, ici, près de la table… Je ne m'attendais pas…
Il s'assit sur une chaise de paille, tout près de Veltchaninov, pour le voir bien en face.
– Pourquoi ne m'attendiez-vous pas? Ne vous avais-je pas dit positivement, cette nuit, que je viendrais à cette heure-ci?
– Oui, mais je croyais que vous ne viendriez pas. Et puis, au réveil, plus je me rappelais tout ce qui s'était passé, plus je désespérais de vous revoir jamais.
Veltchaninov jeta un coup d'œil autour de lui. La chambre était dans un complet désordre, le lit défait, des vêtements jetés au hasard, sur la table, des verres où l'on avait bu du café, des miettes de pain, une bouteille de champagne débouchée, encore à moitié pleine, un verre à côté. Il jeta un regard vers la chambrette voisine: tout y était silencieux. La petite s'était tue, ne bougeait pas.
– Comment, vous en êtes là, maintenant? fit Veltchaninov en montrant le champagne.
– Oh! je n'ai pas tout bu…, murmura Pavel Pavlovitch tout confus.
– Allons, vous êtes bien changé!
– Oui, une bien mauvaise habitude! Je vous assure, c'est depuis ce moment-là… Je ne mens pas… Je ne puis pas me retenir… Mais soyez tranquille, Alexis Ivanovitch, je ne suis pas ivre en ce moment, et je ne dirai pas de bêtises, comme cette nuit, chez vous… Je vous jure, tout cela, c'est depuis ce moment-là!… Ah! si quelqu'un m'avait dit, il y a seulement six mois, que je changerais, et m'avait montré, dans un miroir, celui que je suis maintenant, je ne l'aurais pas cru, certes!
– Vous étiez donc ivre, cette nuit?
– Oui, confessa à demi voix Pavel Pavlovitch, confus, en baissant les yeux. Voyez-vous, je n'étais plus tout à fait ivre, mais je l'avais été. Il faut que je vous explique… parce que, après l'ivresse, je deviens mauvais. Lorsque je sors de l'ivresse, je suis méchant, je suis comme fou, et je souffre terriblement. C'est peut-être le chagrin qui me fait boire. Il peut m'arriver alors de dire bien des choses stupides et blessantes. J'ai dû vous paraître bien bizarre, cette nuit.
– Vous ne vous rappelez pas?
– Comment! je ne me rappelle pas? je me rappelle fort bien.
– Voyez-vous, Pavel Pavlovitch, moi aussi, j'ai réfléchi, et il faut que je vous dise… J'ai été avec vous, cette nuit, un peu vif, un peu trop impatient, je le confesse. Il m'arrive parfois de ne pas me sentir très bien et votre visite inattendue, de nuit…
– Oui, de nuit, de nuit! fit Pavel Pavlovitch, secouant la tête, comme s'il se condamnait lui-même. Comment cela a-t-il pu m'arriver? Mais, certainement, je ne serais pas entré chez vous, pour rien au monde, si vous ne m'aviez pas ouvert… je serais parti… J'étais déjà venu chez vous, Alexis Ivanovitch, il y a huit jours, et je ne vous ai pas trouvé… Peut-être ne serais-je plus revenu! Je suis un peu fier, Alexis Ivanovitch, bien que je sache… ma situation. Nous nous sommes croisés dans la rue, et je me disais chaque fois: «Voici qu'il ne me reconnaît pas, voici qu'il se détourne.» C'est beaucoup, neuf ans, et je ne me décidais pas à vous aborder. Quant à cette huit… j'avais oublié l'heure. Et tout cela, c'est la faute de ceci (il montrait la bouteille) et de mes sentiments… C'est bête, c'est très bête! Et si vous n'étiez pas comme vous êtes – puisque vous venez tout de même, après ma conduite de cette nuit, par égard pour le passé -, j'aurais perdu tout espoir de retrouver jamais votre amitié.
Veltchaninov écoutait avec attention: cet homme parlait sincèrement, lui semblait-il, même avec quelque dignité. Et pourtant il n'avait aucune confiance.
– Dites-moi, Pavel Pavlovitch, vous n'êtes donc pas seul ici? Qu'est-ce donc que cette petite fille qui était là quand je suis entré!
Pavel Pavlovitch haussa les sourcils d'un air surpris, puis, avec un regard franc et aimable:
– Comment? cette petite fille? Mais c'est Lisa! fit-il en souriant.
– Quelle Lisa? balbutia Veltchaninov.
Et tout à coup, quelque chose remua en lui. L'impression fut soudaine. À son entrée, à la vue de l'enfant il avait été un peu surpris, mais il n'avait eu aucun pressentiment, aucune idée.
– Mais notre Lisa, notre fille Lisa, insista Pavel Pavlovitch, toujours souriant.
– Comment, votre fille? Mais Natalia… feu Natalia Vassilievna aurait donc eu des enfants? demanda Veltchaninov d'une voix presque étranglée, sourde, mais calme.
– Mais certainement… Mais, mon Dieu! c'est vrai, vous ne pouviez pas le savoir. Où ai-je donc la tête? C'est après votre départ que le Bon Dieu nous a favorisés…
Pavel Pavlovitch s'agita sur sa chaise, un peu ému, mais toujours aimable.
– Je n'ai rien su, dit Veltchaninov en devenant très pâle.
– En effet, en effet!… Comment l'auriez-vous su? reprit Pavel Pavlovitch d'une voix attendrie. Nous avions perdu tout espoir, la défunte et moi, vous vous rappelez bien… Et voilà que, tout à coup, le Bon Dieu nous a bénis! Ce que j'ai éprouvé, Il est seul à le savoir. C'est arrivé un an, juste, après votre départ. Non, pas tout à fait un an… Attendez!… Voyons, si je ne me trompe, vous êtes parti en octobre, ou même en novembre?
– Je suis parti de T… au commencement de septembre, le 12 septembre; je me rappelle très bien…