Изменить стиль страницы

– Je suis certain, tout à fait certain de ne pas me tromper, dit Veltchaninov avec feu.

Et il lui raconta tout, aussi brièvement qu'il put, vivement, avec volubilité. Klavdia Petrovna, depuis longtemps, savait tout, sauf le nom de la femme. Veltchaninov avait toujours été plein de terreur à la seule idée que quelqu'un pût rencontrer madame Trousotskaïa, et s'étonner qu'il eût pu, lui, avoir tant d'amour pour elle; c'est au point qu'il avait dissimulé jusqu'à ce jour le nom de cette femme à Klavdia Petrovna elle-même, son aimée la plus entière.

– Et le père ne sait rien? demanda-t-elle, quand il eut achevé son récit.

– Non… Il sait… Enfin, c'est précisément là ce qui me tourmente: je n'arrive pas à y voir clair, reprit Veltchaninov avec chaleur. Il sait, il sait… je l'ai vu clairement aujourd'hui, et cette nuit. Mais jusqu'à quel point sait-il, voilà ce qu'il faut que je tire au clair, et c'est pour cela qu'il faut que je parte tout de suite. Il doit venir chez moi ce soir. Je n'arrive pas à comprendre d'où il pourrait savoir – je veux dire: savoir tout… Pour Bagaoutov, il n'y a pas de doute, il sait tout. Mais pour moi?… Vous connaissez les femmes! Dans ce cas-là, elles ne sont pas embarrassées pour donner confiance à leurs maris. Un ange aurait beau descendre du ciel, c'est sa femme que le mari croirait, et non pas l'ange… Ne secouez pas la tête, ne me condamnez pas; je me condamne moi-même, je me suis condamné, il y a longtemps, bien longtemps!… voyez-vous, tout à l'heure, chez lui, j'étais tellement convaincu qu'il sait tout que je me suis trahi moi-même, devant lui… Le croirez-vous? Je suis honteux de l'avoir reçu cette nuit avec la dernière grossièreté… Je vous raconterai, plus tard, tout cela en détail… Évidemment, il est venu chez moi avec l'intention de me faire comprendre qu'il savait l'offense, et qu'il connaissait l'offenseur. C'est l'unique raison de cette visite stupide, en état d'ivresse… Mais, après tout, cela est tout naturel de sa part! Il a certainement voulu me confondre. Moi, tout à l'heure, et cette nuit, je n'ai pu me contenir. Je me suis conduit comme un imbécile. Je me suis trahi. Aussi, pourquoi est-il venu à un moment où j'étais si peu maître de mes nerfs?… Je vous affirme qu'il tourmentait Lisa, la pauvre enfant, uniquement pour avoir sa revanche!… Je vous assure, c'est un pauvre homme, non pas un méchant homme. Il a maintenant tout l'air d'un grotesque, lui qui était jadis un homme si parfaitement rangé; mais, vraiment, c'est bien naturel qu'il en soit venu à se déranger. Voyez-vous, mon aimée, il faut être charitable. Voyez-vous, ma bien chère aimée, je veux être tout autre avec lui; je veux être très doux pour lui. Ce sera une bonne œuvre. Car, enfin, c'est moi qui ai tous les torts! Écoutez, il faut que vous le sachiez: une fois, à T…, j'ai eu tout à coup besoin de quatre mille roubles, et il me les a donnés à l'instant même, sans vouloir de reçu, avec une véritable joie de me rendre service, et moi j'ai accepté, et j'ai pris l'argent de ses mains, vous entendez, comme des mains d'un ami!

– Surtout, soyez plus prudent – répondit à ce flux de paroles Klavdia Petrovna, un peu inquiète -; agité comme vous l'êtes, vraiment j'ai peur pour vous. Certainement, Lisa est à présent ma fille, mais il y a encore dans tout cela tant de choses indécises!… L'essentiel, c'est que vous soyez dorénavant plus circonspect; il faut absolument être plus circonspect, lorsque vous vous sentez tant de bonheur et tant de chaleur; vous avez trop de générosité, quand vous êtes heureux – ajouta-t-elle avec un sourire.

Ils sortirent tous pour accompagner Veltchaninov jusqu'à sa voiture; les enfants amenèrent Lisa, qui jouait avec eux au jardin. Ils la regardaient maintenant avec plus de stupéfaction qu'à l'arrivée. Lisa prit un air tout à fait farouche lorsque Veltchaninov l'embrassa devant tout le monde, lui dit adieu, et lui promit de nouveau, d'une manière formelle, de revenir le lendemain avec son père. Jusqu'au bout elle resta silencieuse, sans le regarder, mais brusquement elle lui prit les mains, l'entraîna à part, fixa sur lui des yeux suppliants: elle voulait lui dire quelque chose. Il l'emmena dans la pièce voisine.

– Qu'y a-t-il, Lisa? – demanda-t-il d'une voix tendre et persuasive; mais elle le regardait toujours d'un air craintif, et elle l'entraîna encore plus loin, jusqu'à un coin retiré: elle ne voulait pas qu'on pût les voir. – Dites, Lisa, qu'y a-t-il?

Elle se taisait, n'osait se résoudre à parler; ses yeux bleus restaient fixés sur lui, et une terreur éperdue se peignait sur les traits de son visage d'enfant.

– Il… il se pendra! dit-elle tout bas, comme en délire.

– Qui se pendra? demanda Veltchaninov épouvanté.

– Lui, lui!… Déjà, cette nuit, il a voulu se pendre! fit l'enfant d'une voix précipitée, hors d'haleine – oui, je l'ai vu! Tantôt il a voulu se pendre, il me l'a dit, il l'a dit! Il y a longtemps qu'il le voulait, toujours il le voulait… Je l'ai vu, cette nuit…

– Ce n'est pas possible! murmura Veltchaninov tout perplexe…

Soudain elle se jeta sur ses mains, et les baisa; elle pleurait, étouffée par les sanglots, elle le priait, le suppliait – et il n'arrivait à rien comprendre à cette crise de nerfs. Et toujours, par la suite, en état de veille ou en rêve, il revit ces yeux affolés de l’enfant éperdue qui le regardait avec terreur et avec un dernier reste d'espoir.

«Elle l'aime donc vraiment tant que cela? – songeait-il avec un sentiment de jalousie, tandis qu'il revenait à la ville dans un état d'impatience fébrile. – Tout à l'heure elle m'a dit elle-même qu'elle aimait bien plus sa mère… Qui sait? peut-être ne l'aime-t-elle nullement, peut-être le hait-elle!… Se pendre? Pourquoi dit-elle qu'il veut se pendre! Lui, l'imbécile, se pendre!… Il faut que je sache, et tout de suite! Il faut en finir, le plus tôt possible, et pour tout de bon!»

VII LE MARI ET L'AMANT S'EMBRASSENT

Il avait un impérieux désir de savoir, tout de suite. «Ce matin, j'étais tout ahuri; il m'a été impossible de me ressaisir, songeait-il, en se rappelant sa première rencontre avec Lisa, mais, à présent, il faut que j'arrive à savoir.» Pour hâter les choses, il fut sur le point de se faire conduire directement chez Trousotsky, mais il se ravisa aussitôt: «Non, il vaut mieux qu'il vienne chez moi; en attendant, il faut que je m'occupe d'en finir avec mes maudites affaires.»

Il courut à ses affaires avec une hâte fébrile; mais il sentit lui-même, cette fois, qu'il était trop distrait, et qu'il était hors d'état de s'appliquer. À cinq heures, comme il allait dîner, il lui vint soudainement à l'esprit une idée étrange, qu'il n'avait jamais eue: peut-être ne faisait-il, en effet, que retarder la solution de son affaire, avec sa manie de se mêler de tout, de tout brouiller, de courir les tribunaux, de harceler son avocat qui le fuyait. Cette hypothèse l'amusait. «Dire que si cette idée m'était venue hier, j'en aurais été désolé!» remarqua-t-il. Et sa gaieté redoubla.

Avec toute cette gaieté, sa distraction et son impatience grandissaient: peu à peu, il devint tout songeur; et sa pensée inquiète flottait de sujet en sujet, sans aboutir à aucune décision claire sur ce qui lui importait le plus.

«Il me le faut, cet homme, conclut-il; il faut que je lise jusqu'au fond de lui; et puis, il faudra en finir. Il n'y a qu'une solution: un duel!»