Elle le trouva à vingt pas de la palissade, où il était tombé. Revenu à lui, il avait dû se traîner longtemps en perdant plusieurs fois connaissance. Elle remarqua aussitôt qu’il était tout en sang et se mit à crier. Grigori murmurait faiblement des paroles entrecoupées: «Tué… tué son père… Pourquoi cries-tu, sotte?… Cours, appelle…» Marthe Ignatièvna ne se calmait pas; soudain, apercevant la fenêtre de son maître ouverte et éclairée, elle y courut et se mit à l’appeler. Mais un regard dans la chambre lui révéla un affreux spectacle: Fiodor Pavlovitch gisait sur le dos, inerte; sa robe de chambre et sa chemise blanche étaient inondées de sang. La bougie, demeurée sur une table, éclairait vivement le visage du mort. Affolée, Marthe Ignatièvna sortit en courant du jardin, ouvrit la porte cochère, se précipita chez Marie Kondratievna. Les deux voisines, la mère et la fille, dormaient; les coups redoublés frappés aux volets les réveillèrent. En paroles incohérentes, Marthe Ignatièvna leur conta la chose et les appela au secours. Foma, d’humeur vagabonde, couchait chez elles cette nuit-là. On le fit lever aussitôt, et tous se rendirent sur le lieu du crime. En chemin, Marie Kondratievna se rappela avoir entendu, vers neuf heures, un cri perçant. C’était précisément le «Parricide!» de Grigori, lorsqu’il avait empoigné par la jambe Dmitri Fiodorovitch déjà monté sur la palissade. Arrivées auprès de Grigori, les deux femmes, avec l’aide de Foma, le transportèrent dans le pavillon. À la lumière, on constata que Smerdiakov était toujours en proie à sa crise, les yeux révulsés, l’écume aux lèvres. On lava la tête du blessé avec de l’eau et du vinaigre, ce qui le ranima complètement. Sa première question fut pour savoir si Fiodor Pavlovitch était encore vivant. Les deux femmes et le soldat retournèrent au jardin et virent que non seulement la fenêtre, mais la porte de la maison étaient grandes ouvertes, alors que depuis une semaine, le barine s’enfermait à double tour chaque soir et ne permettait même pas à Grigori de frapper sous aucun prétexte. Ils n’osèrent entrer «de peur de s’attirer des désagréments». Sur l’ordre de Grigori, Marie Kondratievna courut chez l’ispravnik donner l’alarme. Elle précéda de cinq minutes Piotr Ilitch, de sorte que celui-ci arriva comme un témoin oculaire, confirmant par son récit les soupçons contre l’auteur présumé du crime, que jusqu’alors, au fond de son cœur, il avait refusé de croire coupable.
On résolut d’agir énergiquement. Les autorités judiciaires se rendirent sur les lieux et procédèrent à une enquête. Le médecin du Zemstvo, un débutant, s’offrit de lui-même à les accompagner. Je résume les faits. Fiodor Pavlovitch avait la tête fracassée, mais avec quelle arme? Probablement la même qui avait servi ensuite à assommer Grigori. Celui-ci, après avoir reçu les premiers soins, fit, malgré sa faiblesse, un récit assez suivi de ce qui lui était arrivé. En cherchant avec une lanterne près de la palissade, on trouva dans une allée, bien en vue, le pilon de cuivre. Il n’y avait aucun désordre dans la chambre de Fiodor Pavlovitch, sauf que derrière le paravent, près du lit, on trouva une enveloppe de grand format, en papier fort, avec l’inscription: «Trois mille roubles pour mon ange, Grouchegnka, si elle veut venir.» Plus bas, Fiodor Pavlovitch avait ajouté: «Et pour ma poulette.» L’enveloppe, qui portait trois grands cachets de cire rouge, était déchirée et vide. On retrouva à terre la faveur rose qui l’entourait. Dans la déposition de Piotr Ilitch, une chose attira l’attention des magistrats: la supposition que Dmitri Fiodorovitch se suiciderait le lendemain matin, d’après ses propres paroles, le pistolet chargé, le billet qu’il avait écrit, etc. Comme Piotr Ilitch, incrédule, le menaçait d’une dénonciation pour l’en empêcher, Mitia avait répliqué en souriant: «Tu n’auras pas le temps.» Il fallait donc se rendre en toute hâte à Mokroïé pour arrêter le criminel avant qu’il eût mis fin à ses jours.» C’est clair, c’est clair», répétait le procureur surexcité, «de pareilles tête brûlées agissent toujours ainsi: ils font la noce avant d’en finir.» Le récit des emplettes de Dmitri l’échauffa davantage.» Rappelez-vous, messieurs, l’assassin du marchand Olsoufiev, qui s’empara de quinze cents roubles. Son premier soin fut de se friser, puis d’aller chez des filles, sans prendre la peine de dissimuler l’argent.» Mais l’enquête, les formalités demandaient du temps; on dépêcha donc à Mokroïé le stanovoï Mavriki Mavrikiévitch Chmertsov, venu en ville toucher son traitement. Il reçut pour instructions de surveiller discrètement le «criminel» jusqu’à l’arrivée des autorités compétentes, de former une escorte, etc. Gardant l’incognito, il mit seulement au courant d’une partie de l’affaire Tryphon Borissytch, une ancienne connaissance. C’est alors que Mitia avait rencontré sur la galerie le patron qui le cherchait et remarqué un changement dans l’expression et le ton du personnage. Mitia et ses compagnons ignoraient donc la surveillance dont ils étaient l’objet; quand à la boîte aux pistolets, le patron l’avait depuis longtemps mise en lieu sûr. À cinq heures seulement, presque à l’aube, arrivèrent les autorités, dans deux voitures. Le médecin était resté chez Fiodor Pavlovitch, pour faire l’autopsie et surtout parce que l’état de Smerdiakov l’intéressait fort.» Des crises d’épilepsie aussi violentes et aussi longues, durant deux jours, sont fort rares et appartiennent à la science», déclara-t-il à ses partenaires lors de leur départ, et ceux-ci le félicitèrent, en riant, de cette trouvaille. Il avait même affirmé que Smerdiakov ne vivrait pas jusqu’au matin.
Après cette digression un peu longue, mais nécessaire, nous reprenons notre récit à l’endroit où nous l’avons laissé.
III. Les tribulations d’une âme. Première tribulation
Mitia regardait les assistants d’un air hagard, sans comprendre ce qu’on disait. Tout à coup, il se leva, tendit les bras vers le ciel et s’écria:
«Je ne suis pas coupable! Je n’ai pas versé le sang de mon père… Je voulais le tuer, mais je suis innocent. Ce n’est pas moi!»
À peine finissait-il de parler que Grouchegnka surgit de derrière les rideaux et tomba aux pieds de l’ispravnik.
«C’est moi, maudite, qui suis coupable, cria-t-elle éplorée, les mains tendues, c’est à cause de moi qu’il a tué. Ce pauvre vieillard, qui n’est plus, je l’ai torturé. C’est moi la principale coupable.
– Oui, c’est toi, criminelle! Tu es une coquine, une fille dépravée», vociféra l’ispravnik en la menaçant du poing.
On le fit taire aussitôt, le procureur le saisit même à bras-le-corps.
«C’est du désordre, Mikhaïl Makarovitch! Vous gênez l’enquête… vous gâtez l’affaire…»
Il suffoquait presque.
«Il faut prendre des mesures… il faut prendre des mesures, criait de son côté Nicolas Parthénovitch; on ne peut pas tolérer cela.
– Jugez-nous ensemble! continuait Grouchegnka toujours à genoux. Exécutez-nous ensemble, je suis prête à mourir avec lui.
– Groucha, ma vie, mon sang, mon trésor sacré! dit Mitia en s’agenouillant à côté d’elle et en l’étreignant. Ne la croyez pas, elle est innocente, complètement innocente!»
On les sépara de force, on emmena la jeune femme. Il défaillit et ne revint à lui qu’assis à table, entouré de gens à plaque de métal [155]. En face, sur le divan, se tenait Nicolas Parthénovitch, le juge d’instruction, qui l’exhortait de la façon la plus courtoise à boire un peu d’eau: «Cela vous rafraîchira, vous calmera, n’ayez crainte, ne vous inquiétez pas.» Mitia s’intéressait fort à ses grosses bagues ornées, l’une d’une améthyste, l’autre d’une pierre jaune clair, d’un éclat magnifique. Longtemps après il se rappela avec étonnement que ces bagues le fascinaient durant les pénibles heures de l’interrogatoire et qu’il ne pouvait en détacher les yeux. À gauche de Mitia siégeait le procureur, à droite un jeune homme en veston de chasse fort usé, devant un encrier et du papier. C’était le greffier du juge d’instruction. À l’autre extrémité de la chambre, près de la fenêtre, se tenaient l’ispravnik et Kalganov.