Onze heures sonnaient quand il arriva chez Mme Khokhlakov. Il pénétra assez facilement dans la cour, mais le portier ne put lui dire avec certitude si Madame était déjà couchée, comme elle en avait l’habitude à cette heure.
«Faites-vous annoncer, vous verrez bien si on vous reçoit ou non.»
Piotr Ilitch monta, mais alors les difficultés commencèrent. Le valet ne voulait pas l’annoncer; il finit par appeler la femme de chambre. D’un ton poli, mais ferme, Piotr Ilitch la pria de dire à sa maîtresse que le fonctionnaire Perkhotine désirait lui parler au sujet d’une affaire importante, sans quoi il ne se serait pas permis de la déranger.
«Annoncez-moi en ces termes», insista-t-il.
Il attendit dans le vestibule. Mme Khokhlakov se trouvait déjà dans sa chambre à coucher. La visite de Mitia l’avait retournée, elle pressentait pour la nuit une migraine ordinaire en pareil cas. Elle refusa avec irritation de recevoir le jeune fonctionnaire, bien que la visite d’un inconnu, à pareille heure, surexcitât sa curiosité féminine. Mais Piotr Ilitch s’entêta cette fois comme un mulet; se voyant repoussé, il insista impérieusement et fit dire dans les mêmes termes «qu’il s’agissait d’une affaire fort importante et que Madame regretterait peut-être ensuite de ne pas l’avoir reçu.» La femme de chambre le considéra avec étonnement et retourna faire la commission. Mme Khokhlakov fut stupéfaite, réfléchit, demanda quel air avait le visiteur et apprit qu’» il était bien mis, jeune, fort poli». Notons en passant que Piotr Ilitch était beau garçon et qu’il le savait. Mme Khokhlakov se décida à se montrer. Elle était en robe de chambre et en pantoufles, mais jeta un châle noir sur ses épaules. On pria le fonctionnaire d’entrer au salon. La maîtresse du logis parut, l’air interrogateur et, sans faire asseoir le visiteur, l’invita à s’expliquer.
«Je me permets de vous déranger, madame, au sujet de notre connaissance commune, Dmitri Fiodorovitch Karamazov», commença Perkhotine; mais à peine avait-il prononcé ce nom qu’une vive irritation se peignit sur le visage de son interlocutrice. Elle étouffa un cri et l’interrompit avec colère.
«Va-t-on me tourmenter encore longtemps avec cet affreux personnage? Comment avez-vous le front de déranger à pareille heure une dame que vous ne connaissez pas… pour lui parler d’un individu qui, ici même, il y a trois heures, est venu m’assassiner, a frappé du pied, est sorti d’une façon scandaleuse? Sachez, monsieur, que je porterai plainte contre vous; veuillez vous retirer sur-le-champ… Je suis mère, je vais… je…
– Alors il voulait vous tuer aussi?
– Est-ce qu’il a déjà tué quelqu’un? demanda impétueusement Mme Khokhlakov.
– Veuillez m’accorder une minute d’attention, madame, et je vous expliquerai tout, répondit avec fermeté Perkhotine. Aujourd’hui, à cinq heures de relevée, Mr Karamazov m’a emprunté dix roubles en camarade, et je sais positivement qu’il était sans argent; à neuf heures, il est venu chez moi tenant en main une liasse de billets de cent roubles, pour deux ou trois mille roubles environ. Il avait l’air d’un fou, les mains et le visage ensanglantés. À ma question: d’où provenait tant d’argent, il répondit textuellement qu’il l’avait reçu de vous et que vous lui avanciez une somme de trois mille roubles pour partir soi-disant aux mines d’or.»
Le visage de Mme Khokhlakov exprima une émotion soudaine.
«Mon Dieu! C’est son vieux père qu’il a tué! s’exclama-t-elle en joignant les mains. Je ne lui ai pas donné d’argent, pas du tout! Oh! courez, courez!… N’en dites pas davantage! Sauvez le vieillard, courez vers son père!
– Permettez, madame… Ainsi vous ne lui avez pas donné d’argent? Vous êtes bien sûre de ne lui avoir avancé aucune somme?
– Aucune, aucune. J’ai refusé, car il ne savait pas apprécier mes sentiments. Il est parti furieux en frappant du pied. Il s’est jeté sur moi, je me suis rejetée en arrière… Figurez-vous – car je ne veux rien vous cacher – qu’il a craché sur moi! Mais pourquoi rester debout? Asseyez-vous… Excusez, je… Ou courez plutôt sauver ce malheureux vieillard d’une mort affreuse?
– Mais s’il l’a déjà tué?
– En effet, mon Dieu! Qu’allons-nous faire maintenant? Que pensez-vous qu’on doive faire?»
Cependant elle avait fait asseoir Piotr Ilitch et pris place en face de lui, il lui exposa brièvement les faits dont il avait été témoin, raconta sa récente visite chez Fénia et parla du pilon. Tous ces détails bouleversèrent la dame qui poussa un cri, mit la main devant ses yeux.
«Figurez-vous que j’ai pressenti tout cela! C’est un don chez moi, tous mes pressentiments se réalisent. Combien de fois j’ai regardé ce terrible homme en songeant: «Il finira par me tuer.» Et voilà que c’est arrivé… Ou plutôt, s’il ne m’a pas tuée maintenant comme son père, c’est grâce à Dieu qui m’a protégée; de plus, il a eu honte, car je lui avais attaché au cou, ici même, une petite image provenant des reliques de sainte Barbe, martyre… J’ai été bien près de la mort à cette minute, je m’étais approchée tout à fait de lui, il me tendait le cou! Savez-vous, Piotr Ilitch (vous avez dit, je crois qu’on vous appelle ainsi), je ne crois pas aux miracles, mais cette image, ce miracle évident en ma faveur, cela m’impressionne et je recommence à croire à n’importe quoi. Avez-vous entendu parler du starets Zosime?… D’ailleurs, je ne sais pas ce que je dis… Figurez-vous qu’il a craché sur moi avec cette image au cou… Craché seulement, sans me tuer, et… et voilà où il a couru! Qu’allons-nous faire maintenant, dites, qu’allons-nous faire?»
Piotr Ilitch se leva et déclara qu’il allait tout raconter à l’ispravnik, et que celui-ci agirait à sa guise.
«Ah! je le connais, c’est un excellent homme. Allez vite le trouver. Que vous êtes ingénieux, Piotr Ilitch; à votre place je n’y aurais jamais songé!
– D’autant plus que je suis moi-même en bons termes avec l’ispravnik, insinua Piotr Ilitch, visiblement désireux d’échapper à cette dame expansive qui ne lui laissait pas prendre congé.
– Savez-vous, venez me raconter ce que vous aurez vu et appris… Les constatations… ce qu’on fera de lui… Dites-moi, la peine de mort n’existe pas chez nous? Venez sans faute, fût-ce à trois ou quatre heures du matin… Faites-moi réveiller, secouer, si je ne me lève pas… D’ailleurs, je ne dormirai pas, sans doute. Et si je vous accompagnais?
– Non, mais si vous certifiiez par écrit, à tout hasard, que vous n’avez pas donné d’argent à Dmitri Fiodorovitch, cela pourrait servir… à l’occasion…
– Certainement! approuva Mme Khokhlakov en s’élançant à son bureau. Votre ingéniosité, votre savoir-faire me confondent. Vous êtes employé ici? Cela me fait grand plaisir…»
Tout en parlant, elle avait à la hâte tracé ces quelques lignes, en gros caractères:
«Je n’ai jamais prêté trois mille roubles au malheureux Dmitri Fiodorovitch Karamazov, ni aujourd’hui, ni auparavant! Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré.
«Khokhlakov.»