«Voilà qui est fait! fit-elle en se retournant vers Piotr Ilitch. Allez, sauvez son âme. C’est un grand exploit que vous accomplissez.»
Elle fit trois fois sur lui le signe de la croix, et le reconduisit jusqu’au vestibule.
«Que je vous suis reconnaissante! Vous ne pouvez vous imaginer comme je vous suis reconnaissante d’être venu d’abord me trouver. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrés? Je serai charmée de vous recevoir dorénavant. Je constate avec plaisir que vous remplissez vos devoirs avec une exactitude, une ingéniosité remarquables… Mais on doit vous apprécier, vous comprendre, enfin, et tout ce que je pourrai faire pour, soyez sûr… Oh! j’aime la jeunesse, j’en suis éprise. Les jeunes gens sont l’espoir de notre malheureuse Russie… Allez, allez!…»
Piotr Ilitch s’était déjà sauvé, sinon elle ne l’aurait pas laissé partir si vite. D’ailleurs, Mme Khokhlakov lui avait produit une impression assez agréable, qui adoucissait même son appréhension de s’être engagé dans une affaire aussi scabreuse. On sait que les goûts sont fort variés.» Et elle n’est pas si âgée, songeait-il avec satisfaction; au contraire, je l’aurais prise pour sa fille.»
Quant à Mme Khokhlakov, elle était tout bonnement aux anges.» Un tel savoir-faire, une telle précision chez un si jeune homme, avec ses manières et son extérieur. On prétend que les jeunes gens d’aujourd’hui ne sont bons à rien, voilà un exemple, etc.» Si bien qu’elle oublia même «cet affreux événement»; une fois couchée, elle se rappela vaguement qu’elle avait été «près de la mort» et murmura: «Ah! c’est affreux, affreux!» Mais elle s’endormit aussitôt d’un profond sommeil. Je ne me serais d’ailleurs pas étendu sur des détails aussi insignifiants, si cette rencontre singulière du jeune fonctionnaire avec une veuve encore fraîche n’avait influé, par la suite, sur toute la carrière de ce jeune homme méthodique. On s’en souvient même avec étonnement dans notre ville et nous en dirons peut-être un mot en terminant la longue histoire des Frères Karamazov.
II. L’alarme
Notre ispravnik Mikhaïl Makarovitch, lieutenant-colonel en retraite devenu «conseiller de cour [152]», était un brave homme. Établi chez nous depuis trois ans seulement, il s’était attiré la sympathie générale parce qu’» il savait réunir la société». Il y avait toujours du monde chez lui, ne fût-ce qu’une ou deux personnes à dîner; il n’aurait pu vivre sans cela. Les prétextes les plus variés motivaient les invitations. La chère n’était pas délicate, mais copieuse, les tourtes de poisson excellentes, l’abondance des vins compensait leur médiocrité. Dans la première pièce se trouvait un billard, avec des gravures de courses anglaises encadrées de noir, ce qui constitue, comme on sait, l’ornement nécessaire de tout billard chez un célibataire. On jouait tous les soirs aux cartes. Mais souvent, la meilleure société de notre ville se réunissait pour danser, les mères amenaient leurs filles. Mikhaïl Makarovitch, bien que veuf, vivait en famille, avec sa fille veuve et ses deux petites-filles. Celles-ci, qui avaient terminé leurs études, étaient assez gentilles et gaies et, bien que sans dot, attiraient chez leur grand-père la jeunesse mondaine. Bien que borné et peu instruit, Mikhaïl Makarovitch remplissait ses fonctions aussi bien que beaucoup d’autres. Il avait toutefois des vues erronées sur certaines réformes du présent règne [153], et cela plus par indolence que par incapacité, car il ne trouvait pas le temps de les étudier. «J’ai l’âme d’un militaire plutôt que d’un civil», se disait-il en parlant de lui-même. Bien qu’il eût des terres au soleil, il ne s’était pas encore formé une idée très nette de la réforme paysanne et n’apprenait à la connaître que peu à peu, par la pratique et malgré lui.
Sûr de trouver du monde chez Mikhaïl Makarovitch, Piotr Ilitch y rencontra en effet le procureur, venu faire une partie, le jeune médecin du zemstvo [154], Varvinski, récemment arrivé de Pétersbourg, où il était sorti un des premiers de l’École de Médecine. Le procureur – c’est-à-dire le substitut, mais tous l’appelaient ainsi – Hippolyte Kirillovitch, était un homme à part, encore jeune, trente-cinq ans, mais disposé à la tuberculose, marié à une femme obèse et stérile, rempli d’amour-propre, irascible, tout en possédant de solides qualités. Par malheur, il se faisait beaucoup d’illusions sur ses mérites, ce qui le rendait constamment inquiet. Il avait même des penchants artistiques, une certaine pénétration psychologique appliquée aux criminels et au crime; c’est pourquoi il se croyait victime de passe-droits, bien convaincu qu’on ne l’appréciait pas à sa valeur dans les hautes sphères. Aux heures de découragement, il menaçait même de se faire avocat d’assises. L’affaire Karamazov le galvanisa tout entier: «Une affaire qui pouvait passionner la Russie!» Mais j’anticipe.
Dans la pièce voisine se tenait, avec les demoiselles, le jeune juge d’instruction Nicolas Parthénovitch Nelioudov, arrivé depuis deux mois de Pétersbourg. On s’étonna plus tard que ces personnages se fussent réunis comme exprès le soir du «crime», dans la maison du pouvoir exécutif. Cependant, il n’y avait rien là que de fort naturel: la femme d’Hippolyte Kirillovitch souffrant des dents depuis la veille, il avait dû se soustraire à ses plaintes; le médecin ne pouvait passer la soirée que devant un tapis vert. Quant à Nélioudov, il avait projeté de rendre visite ce soir-là à Mikhaïl Makarovitch, soi-disant par hasard, afin de surprendre la fille de celui-ci, Olga Mikhaïlovna, dont c’était l’anniversaire: il connaissait ce secret, que, d’après lui, elle dissimulait pour ne pas organiser de sauterie. À son âge, qu’elle craignait de révéler, cela prêtait à des allusions moqueuses; demain, il en parlerait à tout le monde, etc. Ce gentil garçon était, à cet égard, un grand polisson; ainsi l’avaient surnommé nos dames, et il ne s’en plaignait pas. De bonne compagnie, de famille honorable, bien élevé, ce jouisseur était inoffensif et toujours correct. De petite taille et de complexion délicate, il portait toujours à ses doigts frêles quelques grosses bagues. Dans l’exercice de sa charge, il devenait très grave, car il avait une haute idée de son rôle et de ses obligations. Il savait surtout confondre, lors des interrogatoires, les assassins et autres malfaiteurs du bas peuple, et suscitait en eux un certain étonnement, sinon du respect pour sa personne.
En arrivant chez l’ispravnik, Piotr Ilitch fut stupéfait de voir que tout le monde était au courant. En effet, on avait cessé de jouer, tous discutaient la nouvelle, Nicolas Parthénovitch prenait même des airs belliqueux. Piotr Ilitch apprit avec stupeur que le vieux Fiodor Pavlovitch avait effectivement été assassiné ce soir chez lui, assassiné et dévalisé. Voici comment on venait d’apprendre la triste nouvelle.
Marthe Ignatièvna, la femme de Grigori, malgré le profond sommeil où elle était plongée, se réveilla tout à coup, sans doute aux cris de Smerdiakov qui gisait dans la chambrette voisine. Elle n’avait jamais pu s’habituer à ces cris de l’épileptique, précurseurs de la crise et qui l’épouvantaient. Encore à moitié endormie, elle se leva et entra dans le cabinet de Smerdiakov. Dans l’obscurité, on entendait le malade râler, se débattre. Prise de peur, elle appela son mari, mais réfléchit que Grigori n’était pas là à son réveil. Elle revint tâter le lit qu’elle trouva vide. Elle courut sur le perron et appela timidement son mari. En guise de réponse, elle entendit, dans le silence nocturne, des gémissements lointains. Elle prêta l’oreille: les gémissements se répétèrent, ils partaient bien du jardin.» Seigneur, on dirait les plaintes d’Elisabeth Smerdiachtchaïa!» Elle descendit, aperçut la petite porte du jardin ouverte: «Il doit être là-bas, le pauvre!» Elle s’approcha, entendit distinctement Grigori l’appeler: «Marthe, Marthe!» d’une voix faible et dolente.» Seigneur, viens à notre secours!» murmura Marthe qui s’élança dans la direction de Grigori.