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Et quelle situation est la sienne? Il a tué sa femme, il espère avoir fait croire à sa mort, il enlève une jeune fille, il a en poche une somme qui approche et peut-être même dépasse un million.

Maintenant, étant donnés la situation, le caractère et l’esprit d’un homme, peut-on, par l’effort de la réflexion, en raisonnant sur ses actions connues, découvrir ce qu’il a fait en telle ou telle circonstance?

Je crois que oui, et j’espère vous le prouver.

M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet de travail ainsi qu’il a coutume de le faire, toutes les fois qu’il expose et développe ses théories policières.

– Voyons donc, poursuivit-il, comment je dois m’y prendre pour arriver à découvrir la conduite probable d’un homme dont les antécédents, le caractère et l’esprit me sont connus? Pour commencer je dépouille mon individualité et m’efforce de revêtir la sienne. Je substitue son intelligence à la mienne. Je cesse d’être l’agent de la Sûreté, pour être cet homme, quel qu’il soit.

Dans notre cas, par exemple, restant moi, je sais fort bien ce que je ferais. Je prendrais de telles mesures que je dépisterais tous les détectives de l’univers. Mais j’oublie M. Lecoq pour deviner le comte Hector de Trémorel.

Recherchons donc quels ont dû être les raisonnements d’un homme assez misérable pour voler la femme de son ami et laisser ensuite empoisonner cet ami sous ses yeux. Nous savons déjà que Trémorel a longtemps hésité avant de se résoudre au crime. La logique des événements, que les imbéciles appellent la fatalité, le poussait. Il est certain qu’il a envisagé le meurtre sous toutes ses faces, qu’il en a étudié les suites, qu’il a cherché tous les moyens de se soustraire à l’action de la justice. Toutes ses actions ont été combinées et arrêtées longtemps à l’avance, et ni la nécessité immédiate ni l’imprévu n’ont troublé ses réflexions.

Du moment où le crime a été décidé dans son esprit, il s’est dit: «Voici Berthe assassinée; grâce à mes mesures on me croit tué aussi; Laurence que j’enlève écrit une lettre où elle annonce son suicide; j’ai de l’argent, que faut-il faire?»

Le problème, je le crois du moins, est bien posé ainsi.

– Oui, parfaitement, approuva le père Plantat.

– Naturellement, Trémorel a dû choisir entre tous les systèmes de fuite dont il avait ouï parler, ou qui se présentaient à son imagination, celui qui lui semblait le plus sûr et le plus prompt. A-t-il songé à s’expatrier? C’est plus que probable. Seulement, comme il n’est pas dénué de sens, il a compris que c’est à l’étranger surtout qu’il est malaisé de faire perdre sa piste. Qu’on quitte la France pour éviter le châtiment d’un délit; rien de mieux. Passer la frontière pour un crime porté sur les cartels d’extradition est tout simplement une énorme absurdité.

Vous imaginez-vous un homme et une femme égarés dans une contrée dont ils ne parlent pas la langue? Aussitôt, ils sont signalés à l’attention, observés, remarqués, suivis. Ils ne font pas un achat qui ne soit commenté, il n’est pas un de leurs mouvements qui échappe à la curiosité des désœuvrés.

Plus on va loin, plus le danger d’être pris augmente. Veut-on franchir l’Océan et gagner cette libre Amérique, où les avocats pillent leurs clients? Il faut s’embarquer, et du jour où on a mis le pied sur les planches d’un navire, on peut se considérer comme perdu. Il y a dix-neuf à parier contre vingt qu’au port d’arrivée on trouvera un agent armé d’un mandat d’amener.

Notez que je parle seulement pour mémoire de la police du pays où on se réfugie, laquelle cependant a toujours l’œil ouvert sur les étrangers.

À Londres même, je me fais fort de retrouver en huit jours un Français, à moins toutefois qu’il ne parle assez purement l’anglais pour se dire citoyen du Royaume-Uni. Telles ont été les réflexions de Trémorel. Il s’est souvenu de mille tentatives avortées, de cent aventures surprenantes racontées par les journaux et très certainement il a renoncé à l’étranger.

– C’est clair, s’écria le père Plantat, c’est net, c’est précis. C’est en France que nous devons chercher les fugitifs.

– Oui, monsieur, oui, répondit M. Lecoq, vous l’avez dit. Examinons donc où et comment on peut se cacher en France. Sera-ce une province? Non, évidemment. À Bordeaux, qui est un de nos plus grands centres, on regarde passer l’homme qui n’est pas de Bordeaux. Les boutiquiers des fossés de l’Intendance qui flânent sur le pas de leur magasin, se disent: «Eh! connaissez-vous ce monsieur-là?»

Pourtant il est deux villes où on peut passer inaperçu: Marseille et Lyon. Mais elles sont fort éloignées, mais il faut risquer un long voyage. Et rien n’est si dangereux que le chemin de fer depuis l’établissement du télégraphe électrique. On fuit, c’est vrai, on va vite, c’est positif, mais en entrant dans un wagon on se ferme toute issue, et jusqu’à l’instant où on descend, on reste sous la main de la police. Trémorel sait tout cela aussi bien que nous. Écartons donc toutes les villes de province. Écartons aussi Lyon et Marseille.

– Impossible, en effet, de se cacher en province!

– Pardon, il est un moyen. Il s’agit simplement d’acheter loin de toute ville, loin du chemin de fer, quelque propriété modeste et d’aller s’y établir sous un faux nom. Mais ce moyen excellent est fort au-dessus de la portée de notre homme, et son exécution nécessite des démarches préparatoires qu’il ne pouvait risquer, surveillé comme il l’était par sa femme.

Ainsi le champ des investigations utiles se rétrécit singulièrement. Nous laissons de côté l’étranger, la province, les grandes villes, la campagne; reste Paris. C’est à Paris, monsieur, que nous devons chercher Trémorel.

M. Lecoq s’exprimait avec l’aplomb et la certitude d’un professeur de mathématiques sorti de l’École Normale, qui, debout devant le tableau noir, la craie à la main, démontre victorieusement à ses élèves que deux lignes parallèles, indéfiniment prolongées, ne se rencontreront jamais.

Le vieux juge de paix écoutait, lui, comme n’écoutent pas les écoliers. Mais déjà il s’habituait à la lucidité surprenante de l’agent de la Sûreté et il ne s’émerveillait plus. Depuis vingt-quatre heures qu’il assistait aux calculs et aux tâtonnements de M. Lecoq, il saisissait le mécanisme de ses investigations et s’appropriait presque le procédé. Il trouvait tout simple qu’on raisonnât ainsi. Il s’expliquait à cette heure certains exploits de la police active qui jusqu’alors lui avaient semblé tenir du prodige.

Mais ce que M. Lecoq appelait un champ d’investigations restreint lui paraissait encore l’immensité.

– Paris est grand, observa-t-il.

L’agent de la Sûreté eut un magnifique sourire.

– Dites immense, répondit-il, mais il est à moi. Paris entier est sous la loupe de la rue de Jérusalem comme une fourmilière sous le microscope du naturaliste.

Cela étant, me demanderez-vous, comment se trouve-t-il encore à Paris des malfaiteurs de profession?