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Ah! monsieur, c’est que la légalité nous tue. Nous ne sommes pas les maîtres, malheureusement. La loi nous condamne à n’user que d’armes courtoises contre des adversaires pour qui tous les moyens sont bons. Le Parquet nous lie les mains. Les coquins sont habiles, mais croyez que notre habileté est mille fois supérieure.

– Mais, interrompit le père Plantat, Trémorel est désormais hors-la-loi, nous avons un mandat d’amener.

– Qu’importe? le mandat me donne-t-il le droit de fouiller sur-le-champ les maisons où j’ai lieu de supposer qu’il s’est réfugié! Non. Que je me présente chez un des anciens amis du comte Hector, il me jettera la porte au nez. En France, monsieur, la police a contre elle non seulement les coquins, mais encore les honnêtes gens.

Toutes les fois que par hasard M. Lecoq aborde cette thèse, il s’emporte et en arrive à des propositions étranges. Son ressentiment est profond comme l’injustice. Avec la conscience d’immenses services rendus, il a le sentiment d’une sorte de réprobation qui l’exaspère.

Par bonheur, au moment où il était le plus animé, un brusque mouvement le mit en face de la pelote. Il s’arrêta court.

– Diable! fit-il, j’oubliais Hector.

Le père Plantat, lui, tout en subissant, faute de pouvoir faire autrement, le débordement d’indignation de l’homme de la préfecture, ne pouvait cesser de penser à l’assassin, au séducteur de Laurence.

– Vous disiez, fit-il, que c’est à Paris que nous devons chercher Trémorel.

– Et je disais vrai, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq d’un ton plus calme. J’en suis venu à cette conclusion que c’est ici, peut-être à deux rues de nous, peut-être dans la maison voisine, que sont cachés nos fugitifs. Mais poursuivons nos calculs de probabilités.

Hector connaît trop bien son Paris pour espérer se dissimuler une semaine seulement dans un hôtel ou même dans une maison meublée. Il sait que les garnis – l’hôtel Meurice aussi bien que l’auberge de la Limace – sont l’objet d’une surveillance toute spéciale et sont dans la main de la préfecture. Ayant du temps devant lui, il a très certainement songé à louer un appartement dans quelque maison à sa convenance.

– Il a fait, il y a environ un mois ou un mois et demi, trois ou quatre voyages à Paris.

– Alors, plus de doute. Il a retenu sous un faux nom un appartement, il a payé un terme d’avance, et aujourd’hui il est bien chez lui.

À cette affirmation de l’agent de la Sûreté, la physionomie du père Plantat exprima un découragement affreux.

– Je ne sens que trop, monsieur, dit-il tristement, que vous êtes dans le vrai. Mais alors, le misérable n’est-il pas perdu pour nous? Faudra-t-il donc attendre qu’un hasard nous le livre? Fouillerez-vous une à une toutes les maisons de Paris!

Le nez de l’agent de la Sûreté frétilla sous ses lunettes d’or, et le juge de paix, qui avait observé que ce pétillement était bon signe, sentit renaître toutes ses espérances.

– C’est que j’ai beau me creuser la tête…

– Pardon, interrompit M. Lecoq, Trémorel ayant loué un appartement, a dû, n’est-il pas vrai, s’occuper de le meubler.

– Évidemment.

– Et de le meubler somptueusement, qui plus est. D’abord parce qu’il aime le luxe et qu’il a de l’argent; ensuite parce qu’enlevant une jeune fille il ne peut la faire passer de la riche maison de son père dans un galetas. Je gagerais volontiers qu’ils ont un salon aussi beau que celui du Valfeuillu.

– Hélas! que nous importe!

– Peste! cher monsieur, cela nous importe fort comme vous l’allez voir. Voulant beaucoup de meubles, et de beaux meubles, Hector ne s’est pas adressé à un brocanteur. Il n’avait le temps ni d’acheter rue Drouot, ni de courir le faubourg Saint-Antoine. Donc il est allé simplement trouver un tapissier.

– Quelque tapissier à la mode…

– Non, il aurait risqué d’être reconnu et il est clair qu’il s’est présenté sous un faux nom, sous celui qu’il a donné à l’appartement. Il a choisi quelque tapissier habile et modeste, il a commandé, s’est assuré que tout serait livré à une époque fixe et a payé.

Le juge de paix ne put retenir une exclamation de joie, il commençait à comprendre.

– Ce marchand, poursuivait M. Lecoq, a dû garder le souvenir de ce riche client qui n’a pas marchandé et qui a payé comptant. S’il le revoyait, il le reconnaîtrait.

– Quelle idée! s’écria le père Plantat hors de lui, vite, bien vite, procurons-nous des portraits de Trémorel, des photographies, envoyons un homme à Orcival.

M. Lecoq eut ce fin sourire qui lui monte aux lèvres, chaque fois qu’il donne une nouvelle preuve d’habileté.

– Remettez-vous, monsieur le juge de paix, dit-il, j’ai fait le nécessaire. Hier, pendant l’enquête, j’avais glissé dans ma poche trois cartes du comte. Ce matin, j’ai relevé sur le Bottin le nom et l’adresse de tous les tapissiers de Paris et j’en ai fait trois listes. À cette heure, trois de mes hommes ayant chacun une liste et une photographie, vont de tapissier en tapissier, demandant: «Est-ce vous qui êtes le tapissier de ce monsieur?» Si l’un d’eux répond: «Oui», nous tenons l’homme.

– Et nous le tenons! s’écria le père Plantat, pâle d’émotion.

– Pas encore, ne chantons pas victoire. Il se peut qu’Hector ait eu la prudence de ne pas aller en personne chez le tapissier. En ce cas nous sommes distancés. Mais non! il n’aura pas eu cette prudence…

M. Lecoq s’interrompit. Pour la troisième fois, Janouille, entrouvrant la porte du cabinet, criait de sa belle voix de basse:

– Monsieur est servi!…

C’est un remarquable cordon bleu que Janouille, l’ancienne réclusionnaire, le père Plantat s’en aperçut dès les premières bouchées. Mais il n’avait pas faim et il ne pouvait prendre sur lui de se forcer à manger. Il lui était impossible de songer à autre chose qu’à ce projet qu’il voulait soumettre à M. Lecoq, et il ressentait cette oppression douloureuse qui précède l’exécution d’un acte auquel on ne se résout qu’à regret.

En vain l’agent de la Sûreté, qui est un grand mangeur comme tous les hommes d’une activité dévorante, s’efforçait d’égayer son hôte; en vain il remplissait son verre d’un bordeaux exquis, présent d’un banquier dont il a retrouvé le caissier qui était allé prendre l’air de Bruxelles.

Le vieux juge de paix restait silencieux et triste, ne répondant que par monosyllabes. Il s’encourageait à parler et intérieurement combattait le puéril amour-propre qui le retenait au dernier moment. Il ne croyait pas, en venant, qu’il aurait ces hésitations qu’il taxait d’absurdes. Il s’était dit: «J’entrerai et je m’expliquerai.» Mais voilà qu’il était pris de ces pudeurs irréfléchies qui embarrassent un vieillard obligé de confesser ses faiblesses à un jeune homme et qui font monter le rouge à son front.