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La marquise s’aperçut qu’elle était allée trop loin. Elle se justifia en alléguant ses inquiétudes maternelles, et le religieux accepta volontiers ses excuses. Chacun d’eux regardant leur bonne intelligence mutuelle comme nécessaire à sa sûreté. Schedoni dit alors que ce qu’il avait avancé de l’origine d’Elena ne reposait pas uniquement sur les assertions de la jeune fille, mais qu’il avait des preuves sérieuses à l’appui de ces assertions, entre autres certaines particularités, qu’il crut pouvoir révéler sans crainte qu’on soupçonnât qu’il s’agissait de sa propre famille. La marquise, sans être au fond ni apaisée, ni convaincue, sut assez bien contenir ses sentiments pour l’écouter tranquillement. De sorte que Schedoni, encouragé par ce calme apparent, en vint à dire qu’autant il avait montré de zèle pour s’opposer à cette union lorsqu’il y voyait une mésalliance, autant il serait disposé à l’approuver aujourd’hui.

– Je m’en remets d’ailleurs, ajouta-t-il, à la justesse ordinaire de votre jugement, madame, et je ne doute pas que, lorsque vous aurez pesé mûrement la question, vous ne tombiez d’accord avec moi que toute autre considération doit céder à celle du bonheur de votre cher fils.

La chaleur que mettait le confesseur à plaider la cause de Vivaldi étonna quelque peu la marquise; mais, sans le faire s’expliquer davantage sur ce point, elle lui demanda ce qu’était devenue Elena. Il était trop habile pour répondre directement à cette question, quelque précise qu’elle fût. Il s’efforça de détourner de nouveau l’attention de la marquise sur Vivaldi; cependant, il n’osa pas lui apprendre que son fils était enfermé dans la prison de l’Inquisition. La marquise, croyant que le jeune homme était encore à la recherche d’Elena, multiplia les questions à son sujet; mais toujours Schedoni les éludait, gardant dans ses réponses une prudente circonspection. Il s’informa de son côté comment le marquis avait supporté l’absence de son fils. Le marquis avait souffert, et comme père et comme chef d’une illustre famille, de la disparition du jeune homme qu’il croyait aussi sur les traces d’Elena. Mais ses nombreuses et importantes occupations faisaient quelque diversion à ses sentiments. Il avait dépêché quelques émissaires à la recherche de Vivaldi, et continuait de se livrer à sa vie ordinaire d’homme du monde et de cour.

Avant de prendre congé de la marquise, Schedoni hasarda encore quelques mots sur l’attachement de Vivaldi pour Elena, en essayant de plaider leur cause. La marquise parut d’abord ne pas l’écouter; puis, sortant de sa rêverie:

– Mon père, dit-elle, c’est, selon moi, un mauvais calcul que d’avoir placé cette jeune fille dans un lieu où son amant ne peut manquer de la découvrir.

– En quelque endroit qu’elle soit, répondit Schedoni, qui sentit l’intention interrogative de cette phrase, il sera difficile en effet de la lui cacher longtemps.

– Il fallait au moins, reprit la marquise, la tenir plus éloignée de Naples.

Et comme le moine ne répondait rien, elle ajouta:

– Car il n’y a pas grande distance, n’est-il pas vrai, du palais Vivaldi au couvent de la Pietà?

Quoique le confesseur pensât bien qu’elle feignait d’être instruite du lieu de la retraite d’Elena pour tirer de lui cette révélation, il ne put s’empêcher de tressaillir. Mais il se remit aussitôt et répliqua:

– J’ignore à quelle distance est la maison dont vous parlez; je n’en connaissais même pas l’existence. Il paraît cependant, d’après ce que vous me dites, que cette communauté serait très près d’ici. Dès lors on a dû l’éviter plus que tout autre. La plus simple prudence en faisait une loi.

Pendant qu’il parlait, la marquise l’observait attentivement, sans pouvoir surprendre sur ses traits ni dans son accent aucun indice de dissimulation.

– Mon père, reprit-elle, je suis peut-être excusable de me défier de votre prudence dans cette occasion, puisque vous venez de me donner la preuve que vous en avez manqué dans une autre.

Elle voulut ensuite détourner la conversation; mais Schedoni, craignant qu’elle ne s’affermît dans ses soupçons sur le refuge choisi par Elena, s’efforça de lui donner le change à ce sujet. Non seulement il nia le fait de sa résidence au couvent de la Pietà, mais encore il assura hardiment qu’elle était à quelque distance de Naples dans un monastère qu’il désigna sous un nom supposé, maison si peu connue, ajouta-t-il, qu’elle s’y trouverait à l’abri de toutes les poursuites de Vivaldi.

– Vous avez raison mon père, dit ironiquement la marquise, il sera difficile à mon fils de découvrir cette fille dans le lieu que vous venez de nommer.

Après avoir échangé encore quelques paroles banales avec sa pénitente, le confesseur la quitta pour retourner à Naples. Chemin faisant, il repassa dans son esprit tous les détails de leur entretien, et la conclusion de cet examen fut la résolution qu’il prit de ne plus revenir sur ce sujet et de célébrer au plus vite, à l’insu de la marquise, le mariage des deux jeunes gens.

De son côté, la marquise, après le départ de Schedoni, demeura absorbée dans ses réflexions. Ce changement si prompt survenu dans la conduite et les paroles du moine ne laissait pas que de l’inquiéter. Elle en cherchait vainement l’explication. Voyant bien qu’elle ne pouvait plus avoir confiance en lui pour cette affaire, elle résolut, comme lui, de ne plus toucher à ce sujet de conversation dans leurs entrevues, mais de se conduire à son égard comme auparavant, en lui laissant croire qu’elle avait renoncé à poursuivre Elena.

Cependant l’objet de tant de passions contraires, la pauvre Elena, docile aux ordres de Schedoni, quitta la villa Altieri, le lendemain de son arrivée, et se rendit au couvent de la Pietà. L ’abbesse la reçut avec autant de joie et d’empressement qu’elle avait ressenti de peine à la nouvelle de son enlèvement. Si les soins et les attentions d’une amitié délicate avaient pu rendre le calme à son âme, la jeune fille se serait presque trouvée heureuse au sein de cette communauté qui se distinguait de la plupart des autres par la paix et l’harmonie qu’y maintenait la sagesse de la supérieure. Cette femme était un modèle de l’influence qu’une âme élevée peut exercer et de l’étendue du bien qu’elle peut faire. Le couvent qui l’avait à sa tête paraissait n’être qu’une grande famille dont elle était la mère, plutôt qu’une réunion de personnes étrangères les unes aux autres.

La situation de la maison n’offrait pas moins d’attrait que l’intérieur de la communauté. C’était un vaste domaine planté d’oliviers et de vignobles, où se voyaient aussi des jardins d’agrément qui occupaient le penchant d’un coteau, sur une étendue de près d’un mille, et descendaient en amphithéâtre jusqu’au village. Ils dominaient le golfe de Naples et les campagnes qui le bordent. Une terrasse, ombragée d’acacias et de platanes, était la promenade favorite d’Elena. De là, elle pouvait contempler la villa Altieri, évoquant sa bonne tante la signora Bianchi, et les douces heures qu’elle y avait passées près d’elle et de Vivaldi. Là, seule, échappant à tous les regards, elle s’abandonnait sans contrainte à sa mélancolie. Quelquefois à l’aide de ses livres ou de ses crayons, elle cherchait à tromper ses inquiétudes sur le sort de son amant dont elle n’avait pas de nouvelles, malgré les promesses de Schedoni. Et, quand son imagination se reportait sur les scènes qui lui avaient fait découvrir sa famille, elle croyait se rappeler un rêve terrible plutôt que des événements véritables. À certains moments, l’idée qu’elle était la fille de Schedoni lui causait une impression d’effroi dont elle n’était pas maîtresse. Les premières émotions qu’elle avait éprouvées à sa vue avaient été si étrangères à la tendresse filiale qu’elle ne pouvait trouver dans son cœur les sentiments d’amour et de vénération que devait exciter le titre sacré de père.